Les résultats de la saison de pêche 2023 au flétan du Groenland, aussi appelé turbot, sont à la fois qualifiés de désastreux et d’inquiétants, tant par les intervenants des secteurs de la capture que par ceux de la transformation. C’est en raison de la rareté de la ressource dans la presque totalité de la zone 4RST du golfe du Saint-Laurent depuis le printemps.
En mai, l’ex-ministre fédérale des Pêches, Joyce Murray, avait consenti un total autorisé des captures (TAC) de 2 400 tonnes pour les années de gestion 2023-2024 et 2024-2025, même si l’abondance du flétan du Groenland montrait des signes de déclin évidents depuis quelques années, ce qui s’est traduit par des débarquements à quai en forte baisse.
Des 2 400 tonnes autorisées par le ministère des Pêches et des Océans (MPO), 1 657 tonnes sont allouées aux flottilles avec engins fixes du Québec. En se basant sur les données préliminaires dont disposait le Regroupement des pêcheurs professionnels du nord de la Gaspésie à la mi-septembre, moins de 10 % du contingent global de 2 400 tonnes avait été capturé par la trentaine de turbotiers québécois. Cela représente une centaine de tonnes, pour lesquelles la presque totalité des débarquements ont été enregistrés en Gaspésie.
Comme plusieurs turbotiers ont décidé de ne pas partir en mer, seulement quatre ou cinq pêcheurs du Regroupement sont actuellement actifs. «Ce n’est pas anormal parce qu’on est rendu tard dans la saison, précise le directeur, Jean-René Boucher. Ils font des captures qui leur permettent de couvrir leurs frais ou, dans certains cas, de réaliser un petit profit. Ces pêcheurs ont l’intention de pêcher jusqu’à la fin de la saison, le 31 octobre.»
SITUATION CATASTROPHIQUE ?
Si la situation apparaît catastrophique, cela dépend des points de vue, selon M. Boucher. «Le fait qu’il n’y a pas d’efforts de pêche fait en sorte que les captures sont anémiques, nuance-t-il. Mais, s’il y avait plus de poisson, on aurait plus de pêcheurs qui auraient tenté la capture.»
À son avis, une mise en contexte est nécessaire puisque plusieurs facteurs ont entravé la pêche. «Des zones sont fermées parce que le poisson est trop petit. En haut de Matane, c’est fermé depuis la fin de la saison de pêche 2021. Au début 2022, on avait rouvert la portion entre Les Méchins et Baie-des-Sables, mais elle a été refermée cette année. Des quadrilatères ont été fermés en raison de baleines noires, ce qu’on n’avait encore jamais vu.»
Quoi qu’il en soit, M. Boucher qualifie cette saison de préoccupante. «On espère obtenir des réponses des sciences dans les prochaines semaines ou dans les prochains mois. On espère encore que le poisson puisse se manifester puisqu’il n’est pas trop tard, étant donné que la saison est en cours jusqu’au 31 octobre. Mais, on ne se fait pas d’attentes démesurées, avec tout le contexte des changements climatiques, du réchauffement de l’eau, de la compétition de la nourriture avec d’autres espèces et de la diminution des stocks de crevette qui fait partie de l’alimentation du turbot. On ne s’attend pas que, demain matin, tout revienne au beau fixe!»
Pour le directeur général de l’Association des capitaines-propriétaires de la Gaspésie (ACPG), le mot «désastreux» est approprié pour définir la saison 2023 et le mot «inquiétant» l’est pour dépeindre l’avenir. «Personne ne comprend ce qui se passe, soulève Claudio Bernatchez. C’est inquiétant pour ceux qui dépendent surtout du turbot pour rentabiliser leur entreprise. Pour ceux qui sont multi-espèces, le manque à gagner aura aussi un impact.»
Selon lui, celui-ci se fait déjà sentir sur l’économie des communautés. «C’est beaucoup moins d’argent en circulation dans nos milieux. Des entreprises de services dans l’entretien et la réparation de bateaux ou qui vendent des équipements de pêche ont parfois de la difficulté à se faire payer.»
DÉNOMINATEUR COMMUN : L’ANXIÉTÉ
M. Boucher ne dispose pas des résultats précis concernant les taux de capture de ce printemps pour comparer à ceux de la période estivale, mais il croit qu’ils sont similaires. «Il n’y a pas de diminution drastique au cours de la saison. Mais, les taux de capture sont bas pour l’ensemble de la saison de pêche.» Claudio Bernatchez en arrive sensiblement au même constat. «C’est constant depuis que les gars ont commencé la pêche. Ça a été mauvais en partant et ça continue.»
Pour M. Boucher, ses membres qui pêchent le turbot sont donc dans une situation financière inconfortable. «Pour la plupart des détenteurs de quotas de turbot, c’est leur pêche principale. Ce n’est pas facile pour eux et ils se posent des questions pour la suite des choses.»
À l’APCG, c’est très variable, de l’avis de M. Bernatchez. «Ça dépend du portefeuille de permis, de la dette de l’entreprise de pêche et du quota pour chacune des espèces. Si le pêcheur est mono-espèce dans le turbot, c’est désastreux.» Le dénominateur commun est, selon lui, l’anxiété.
LUEUR D’ESPOIR
En se basant sur l’évaluation des stocks de turbots de l’été dernier, Jean-René Boucher voit une lueur d’espoir. «On ne parlait pas de situation catastrophique, se souvient-il. Il n’était pas en si mauvaise posture. Ce turbot n’a pas pu disparaître d’un coup! Est-ce dû à un changement dans son écosystème qui a tout fait basculer? Le poisson est-il sorti du golfe? On aimerait comprendre pour savoir s’il y a encore de l’avenir pour cette pêche.»
Des turbotiers tenteront peut-être leur chance dans les prochaines semaines afin de garantir le maximum d’assurance-emploi à leurs hommes de pont et aides-pêcheurs, indique M. Boucher. Pour ceux- là, la pêche ne sera pas payante, mais ils s’assureront de pouvoir compter sur leur personnel lors de la prochaine saison. «Ce sont des choix d’affaires», indique-t-il.
Chez les membres de l’ACPG, une minorité d’entre eux ont déjà monté leur bateau sur des blocs pour l’hiver. «Il y en a encore à l’eau, mais la majorité sont présentement à quai, indique M. Bernatchez. C’est du jamais-vu!» Il n’est pas impossible, selon lui, que certaines entreprises de pêche mettent la clé sous la porte. En revanche, certains pêcheurs sont intéressés à aller en mer un peu plus tard. «Pour les années à venir, ça va demander beaucoup d’adaptation de la part des pêcheurs.»
OÙ EST LE TURBOT?
Les facteurs pour expliquer la disparition soudaine du turbot pour l’ensemble du territoire de la zone de pêche peuvent être multiples, selon M. Boucher : la hausse de la température de l’eau, la diminution de l’oxygène dissout dans l’eau, l’abondance de sébastes, la diminution des stocks de crevette, l’absence de nourriture. «Cette année, le capelan n’a pas roulé. On sait que le turbot suit sa nourriture.»
Le turbot peut aussi s’être déplacé. «Est-ce que le turbot est sorti du golfe pour trouver des conditions plus avantageuses?, se demande M. Boucher. Contrairement à d’autres espèces, on n’a pas de monitorage satellite sur le turbot; le poisson est trop petit.»
Claudio Bernatchez ne peut, lui non plus, mettre le doigt sur des facteurs précis. «Y a-t-il eu trop de prises accessoires chez les juvéniles? Les changements climatiques et le réchauffement de la couche inférieure de l’eau ont-ils un impact sur le turbot? Le turbot est-il sorti du golfe pour se nourrir? La crevette et le turbot se suivent dans l’écosystème. Il n’y a plus ni l’un ni l’autre. Mais, le sébaste est partout. Le turbot a-t-il été tassé par le sébaste?» Pour un turbot, un flétan ou une morue, il y a, de l’avis du porte-parole de l’ACPG, neuf sébastes.
L’Association québécoise de l’industrie de la pêche (AQIP) se pose les mêmes questions. «Où est rendu le turbot?, interroge le directeur général, Jean-Paul Gagné. Les scientifiques ne peuvent pas le dire. Est-ce une question de nourriture, d’habitat ou de température de l’eau? C’est arrivé tout d’un coup. C’est inquiétant. Il faut trouver des solutions!»
IMPACTS SUR LA TRANSFORMATION
Cette saison, sept entreprises membres de l’AQIP ont transformé le turbot. S’il ne dispose pas des statistiques finales, M. Gagné évalue la quantité à 30 % par rapport à l’an dernier. L’usine la plus affectée est celle de la Poissonnerie Blanchette, dans le secteur de Tourelle à Sainte-Anne-des-Monts, qui dépend exclusivement de la transformation du turbot.
«Il y a beaucoup d’impacts sur le nombre de jours et de semaines de travail, déplore le représentant des transformateurs. Il y a des usines qui ont retourné leurs travailleurs temporaires parce qu’elles ne pouvaient pas leur offrir 30 heures de travail par semaine. C’est le cas de l’usine de Tourelle.»
RENCONTRE AVEC PÊCHES ET OCÉANS
Sans dire que la situation actuelle commande une rencontre urgente avec les dirigeants du MPO, Jean-René Boucher croit néanmoins que ses membres voudront discuter avec eux dans les prochaines semaines afin de savoir comment ils entrevoient la prochaine saison. «Dans le turbot, il y a une approche de précaution. Si la biomasse descend à un certain seuil, il pourrait y avoir un moratoire.»
Claudio Bernatchez espère lui aussi que ses membres pourront discuter avec le MPO pour «voir venir les coups et être capables de planifier les activités». «Ça ne regarde pas bien pour le turbot. Il faut réfléchir et savoir comment s’organiser pour passer à travers. Quelles soupapes de sûreté peut-on mettre en place pour éviter que des entreprises de pêche disparaissent? Il est temps d’avoir des discussions sérieuses et de mettre en place des plans de rétablissement.» Par ailleurs, l’ACPG a demandé à la MRC Côte-de-Gaspé qu’une cellule locale d’interventions psychosociales soit créée à Rivière-au-Renard.
Comme pour la crevette, l’AQIP a demandé de former un comité sur le turbot. «Il faut que les fonctionnaires de Pêches et Océans, comme ceux du MAPAQ [ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec], soient informés des impacts avant de mettre un programme en place», clame M. Gagné. Se qualifiant «d’éternel optimiste», il s’attend à une collaboration des deux paliers de gouvernement. «Il va peut-être y avoir un programme fédéral-provincial.»
INQUIÉTUDE PALPABLE POUR 2024
Jean-René Boucher demeure optimiste en prévision de la prochaine saison. «Les choses ont encore le temps de changer. Même si on ne se fait pas d’illusions, on espère que tout puisse rentrer dans l’ordre.» En revanche, il ne peut s’empêcher d’être inquiet. «Avec la combinaison de changements climatiques, d’abondance et de déclin de certaines espèces, on regarde le portrait et ce n’est pas glorieux.» Selon Claudio Bernatchez, le désespoir plane sur Rivière-au-Renard. Ces inquiétudes sont partagées par l’AQIP. «On ne sent personne optimiste du côté de la ressource», constate M. Gagné.
LES POISSONS DE FOND – pages 12-13 – Volume 36,4 Septembre – Octobre – Novembre 2023