Une jeune entreprise de Rimouski, Whale Seeker, propose de nouveaux outils d’intelligence artificielle (IA) pour assurer le suivi des baleines noires en voie de disparition qui viennent se nourrir dans le golfe du Saint-Laurent.
Fondée en 2018 par les biologistes Emily Charry Tissier et Bertrand Charry et l’ingénieur informaticien Antoine Gagné, elle a notamment mis au point un logiciel capable d’analyser avec précision et en un temps record les photos aériennes qui sont traditionnellement analysées à l’œil nu. Nommé Möbius, il a notamment été mis à contribution l’an dernier pour le compte de Pêches et Océans Canada, dans le cadre d’un contrat de 535 000 $ pour l’analyse de 100 000 images aériennes d’ours polaires, de phoques, de morses et de baleines prises en Arctique.
«Nous avons la rigueur éthique, mais aussi la rigueur scientifique, technique, affirme Mme Charry Tissier, présidente-directrice générale de Whale Seeker. Nous avons publié un article dans la revue [Frontiers in Marine Science] cette année, qui explique comment nous avons comparé notre outil à une base de données annotées par le MPO pour démontrer que nous avons des résultats de la même qualité que les experts humains – voire meilleure parce qu’il n’y a pas de biais d’observateur -, mais surtout de 97% plus rapide.»
Emily Charry Tissier précise que l’expertise des membres de son équipe entre également en jeu dans l’analyse des images que lui fournissent ses clients, en particulier lorsque Möbius peine à faire la distinction entre un phoque et une baleine, par exemple. «On n’a pas besoin de passer à travers mille images pour savoir qu’il y a beaucoup de nuances : moi je pense que c’est une baleine, toi tu penses que ce n’est pas une baleine, que c’est une vague. Donc, on ne peut pas se passer des experts humains là-dedans, parce qu’on a besoin de leur expérience, de leur jugement.»
DÉTECTION EN TEMPS RÉEL
D’autre part, Whale Seeker a récemment obtenu une subvention de 100 000 $ dans le cadre du Programme d’aide à la recherche industrielle (PARI) du Conseil national de recherche du Canada pour mettre au point un deuxième outil détection des mammifères marins, Möbius Observer, qui aura la particularité d’utiliser des drones et de traiter les images en temps réel. Dans le cadre de ce projet, elle s’est associée à la firme de consultants Edgewise basée à Saint John’s, Terre-Neuve-et-Labrador, et spécialisée en accréditation d’observateurs de mammifères marins de par le monde. «Il sont les seuls au Canada à offrir ce cours, signale Mme Charry Tissier. Il y a même des gens du gouvernement qui sont certifiés par eux.»
Par l’entremise d’Edgewise et ce, dès le printemps prochain, la jeune entreprise rimouskoise prévoit ainsi offrir aux intéressés une formation spécifique en observation des mammifères marins par drone, assortie d’une analyse des images en temps réel. Emily Charry Tissier fait valoir qu’on pourrait, entre autres, former des pêcheurs et des groupes de scientifiques du MPO, afin de leur permettre de mieux se concerter pour réduire les délais de fermeture des zones de pêche comme mesure de protection des baleines noires.
«Parce que nous, on détecte les mammifères marins depuis les images, mais on n’interprète pas ces données, fait-elle remarquer. C’est vraiment pour que nos clients puissent avoir des données le plus rapidement possible, pour qu’ils puissent eux-mêmes les interpréter selon leurs besoins. Et donc, notre logiciel Möbius Observer va être sur l’ordinateur des clients, qui vont faire voler le drone et qui vont recevoir les images en temps réel. Et puis, après ça, c’est eux qui vont décider quoi faire avec.»
OUTILS PROMETTEURS
Jean-François Gosselin, biologiste à l’Institut Maurice-Lamontagne (IML) responsable de l’inventaire aérien des baleines noires, admet que les nouveaux outils développés par Whale Seeker pour faciliter la détection de mammifères marins sont prometteurs. Il note par exemple que l’IML doit analyser jusqu’à 30 000 photos aériennes lors de ses recensements quinquennaux de la population de phoques du Groenland. «On a besoin d’observateurs qui vont passer au travers et il y a beaucoup de ces photos où il n’y a rien, indique-t-il. Puis, les outils d’intelligence artificielle nous permettent de donner des contrats à des groupes comme Whale Seeker plutôt que de le faire avec nos propres observateurs, pour des lectures automatisées d’images beaucoup plus rapides.»
Cependant, M.Gosselin ne croit pas qu’on pourra de sitôt réduire le nombre de jours de fermeture des zones de pêche en raison de la présence des baleines noires, grâce à l’IA. «On n’est pas rendus, là, je ne pense pas, dit-il. Pour l’instant les mesures [de fermeture dites] dynamiques qui sont mises en place sont beaucoup plus basées sur les relevés visuels. Ce ne sont pas des relevés photographiques. Ces derniers ne sont pas encore impliqués dans la mise en œuvre des mesures dynamiques de protection des baleines noires.»
Pour sa part, la scientifique Lynn Morissette de la firme M – Expertise Marine spécialisée en écologie des mammifères marins qualifie d’intéressante l’approche de Whale Seeker qui utilise les nouvelles technologies de l’intelligence artificielle. «C’est super d’avoir des bonnes idées comme ça et de vouloir contribuer à la cause, dit-elle. Il faut savoir s’arrimer avec les projets et les personnes déjà en place dans cet écosystème-là parce qu’on est dans une crise avec la baleine noire et on n’a pas le luxe de se passer de personne. Mais on n’a pas, non plus, le luxe de travailler en silo. Il faut essayer de travailler tout le monde ensemble pour mettre le plus de ressources à contribution possible, tout en évitant les doublons, en évitant de mettre les énergies dans les mêmes affaires et des silos qui ne se parlent pas.»
TECHNOLOGIES – page 41 – Volume 36,5 Décembre 2023-Janvier 2024