Si certaines espèces subissent les inconvénients des changements climatiques qui surviennent dans le golfe du Saint-Laurent, d’autres y trouvent au contraire leur compte. Longtemps surreprésenté par des espèces d’eau froide, cet écosystème est de plus en plus fréquenté par des espèces d’eau chaude. Parmi elles, le sébaste et le flétan de l’Atlantique sont les grands gagnants de ce chamboulement. Les pêcheries n’ont donc d’autre choix que de s’adapter à ces perturbations qui s’exercent à une cadence accélérée.
Selon Dominique Robert, l’eau se réchauffe particulièrement depuis les années 2010 et la température augmente d’année en année. «C’est marquant, a confirmé le titulaire de la Chaire de recherche du Canada en écologie halieutique lors d’une conférence intitulée Bouleversement dans les pêcheries du golfe du Saint-Laurent : la recherche au service de la gestion des ressources dans un contexte de changements rapides, qu’il a prononcée à l’Université du Québec à Rimouski le 13 juin. C’est une période chaude et la tendance s’amplifie. Il n’y a pas de répit ni d’oscillations.»
Outre la température, ces bouleversements environnementaux se combinent à d’autres causes comme la diminution des taux d’oxygène dans les profondeurs du golfe et une accentuation de l’acidification de l’eau.
VARIANTES ENTRE LE NORD ET LE SUD
Dans le nord du golfe, la crevette nordique et le flétan du Groenland sont les grands perdants de ces changements, au même titre que la morue franche. Cette situation a donc entraîné une diminution des contingents de pêche ces dernières années. «Il ne reste plus beaucoup d’activités de pêche de ces deux espèces», a soulevé celui qui est aussi professeur à l’Institut des sciences de la mer. En contrepartie, les stocks de crabe des neiges demeurent inchangés, en dépit du fait que le crustacé soit une espèce qui préfère l’eau froide. D’un autre côté, la biomasse de flétan de l’Atlantique et de homard est en croissance.
Dans le sud du golfe, une diminution marquée des quantités de morues franches et de maquereaux bleus est observée. Il en est autant du hareng de printemps qui est considéré en zone critique. Comme dans le nord du golfe, le crabe des neiges se porte plutôt bien, de même que le flétan de l’Atlantique et le homard, dont la biomasse est de plus en plus abondante. «Ce sont de bonnes nouvelles pour ces espèces-là», a mentionné M. Robert.
INQUIÉTUDE
Ces chambardements rapides sont une source d’inquiétude pour l’économie des pêches, dont plusieurs communautés maritimes du Québec et de l’Atlantique canadien dépendent. Le homard a pris une place de choix sur le marché québécois de 1990 à 2022, à tel point que la valeur des débarquements a triplé depuis 2012. Le crabe des neiges a toujours occupé une position enviable dans les pêcheries et il la maintient.
La crevette nordique a déjà, elle aussi, détenu une place importante dans l’économie maritime. Mais, depuis une bonne décennie, les stocks sont en déclin. Aussi, avant de connaître une rareté de ses stocks au milieu des années 1990, la pêche à la morue franche constituait un fort pourcentage du gagne-pain des pêcheurs. C’est maintenant loin d’être le cas. Puis, pendant la même période, les stocks de sébaste et de flétan du Groenland se sont accrus.
SÉBASTE
Le sébaste a aussi connu ses heures d’abondance avant que sa biomasse ne s’effondre dans les années 1990. «On pensait même l’inclure sur la liste des espèces menacées à l’aube des années 2010, a spécifié le scientifique. Finalement, il nous a pris par surprise avec un très fort recrutement, c’est-à-dire que beaucoup de jeunes sébastes ont survécu de 2011 à 2013, ce qui a causé un retour massif. On est passé de presque zéro comme tonnage dans le golfe à plus de 4,5 millions de tonnes estimées. On voit cependant une baisse qui est due à la mortalité naturelle et qui a commencé à s’accélérer parce que la densité est forte.»
L’observation de 2011 à 2013 des grands groupes de sébastes a son explication. «C’est parce que les larves ont connu une forte survie», a fait valoir M. Robert. Les résultats des recherches qu’il a menées avec son équipe ont aussi permis de confirmer que le sébaste est plus petit que ceux des cohortes d’avant le moratoire. Les pêcheurs en arrivent au même constat.
«Le facteur principal qui explique la diminution ou le faible potentiel de croissance est la densité du stock actuellement, en a conclu le chercheur. Donc, les poissons ne peuvent pas s’alimenter à volonté. Aussi, toute augmentation de température dans le golfe du Saint-Laurent est néfaste pour sa croissance. Il n’atteindra jamais une grande taille.»
FLÉTAN DE L’ATLANTIQUE
Il y a une vingtaine d’années, les débarquements de flétan de l’Atlantique étaient anémiques. Aujourd’hui, les pêcheurs rapportent à quai une quantité importante de ce poisson. «Son indice d’abondance était presque à zéro jusqu’au début des années 2000, a confirmé le professeur Robert. Puis il a ensuite augmenté rapidement de 2000 à 2010. C’est un retour qu’on n’attendait pas!»
Ce gros poisson a été exploité dès les années 1800. Puis la pêche de cette espèce a beaucoup diminué dans les années 1950. Une brève recrudescence de sa biomasse est survenue dans les années 1960 pour chuter à nouveau dans les années 1970. «En 1980, le flétan a connu une très basse abondance dans le golfe du Saint-Laurent avec de très faibles débarquements, a noté le chercheur de l’ISMER. Or de nos jours, on a les débarquements les plus importants des 70 dernières années. Ce n’est pas banal!»
Bien que l’espèce soit étudiée de long en large, elle présente encore un côté énigmatique. «Le mystère qui m’obsède le plus est l’habitat où le flétan passe les deux premières années de sa vie, a précisé Dominique Robert. On ne le sait pas; on n’a aucune donnée là-dessus.» Le professeur a toutefois sa petite idée. Il soupçonne que les jeunes flétans puissent se camoufler dans des herbiers côtiers de la Côte-Nord, qui sont des lieux peu monitorés et accessibles. «C’est probablement une très bonne cachette», a-t-il dit.
RÉCHAUFFEMENT CLIMATIQUE – page 20 – Volume 37,3 Juin-Juillet-Août 2024