La baisse attendue des quotas de crabe dans la zone du sud du golfe Saint-Laurent aurait pu être contrebalancée par des prix avantageux en 2025. Toutefois les menaces de tarifs brandies par le président américain Donald Trump gâchent des conditions de marché qui auraient pu être avantageuses.
Daniel Desbois, président de l’Association des crabiers gaspésiens, s’attend à un total admissible de captures (TAC) de 15 086,81 tonnes métriques dans la zone 12 en 2025. Il s’agirait d’une baisse de 33,32 % par rapport au contingent de 22 626,39 tonnes de 2024, lui-même frappé d’une chute de quota 29 % comparativement à celui de 2023.
«On en a vu d’autres. L’imposition de tarifs est plus haïssable que tout le reste. On essaie d’avoir de la prévisibilité dans le secteur des pêches. On aurait donc une baisse de 62,32 % du TAC en 2 ans et une autre baisse attendue en 2026», précise Daniel Desbois.
Même si les gestionnaires des stocks de crabe des neiges du ministère fédéral des Pêches et des Océans ne se sont pas encore prononcés sur le quota de 2025, M. Desbois s’attend à ce que ce contingent s’aligne sur les règles de l’approche de précaution utilisée par le ministère depuis plus de 20 ans.
«Depuis qu’on a instauré cette formule, on n’a pas de surprise. La baisse de la biomasse est plus élevée qu’on avait prévu. On avait prévu 20-25 %; c’est 24 % dans l’ensemble du golfe, mais 33 % pour la zone 12», spécifie M. Desbois.
Les quotas individuels seront fortement réduits en 2025. «Ce ne sont pas les pires qu’on a vus, mais ça donne entre 160 000 et 180 000 livres. Ça n’aura pas une incidence sur le prix parce que globalement, il y aura le même crabe sur les marchés parce que l’offre mondiale reste la même (autour de 200 000 tonnes), mais ce marché est vide. Le pronostic pour le prix payé aux pêcheurs est assez bon», analyse-t-il.
Il y a toutefois l’écueil des tarifs américains qui entre en jeu. Quand Pêche Impact a parlé à Daniel Desbois, à la toute fin de février, le tarif de 25 % sur les produits marins était supposé entrer en vigueur le 4 mars, pour ensuite être reporté au 2 avril, avec un flottement inhérent au flou dans lequel Donald Trump aime s’entourer.
«L’impact? C’est tôt pour le savoir. Généralement, on a une idée du prix même si le Boston Seafood Show n’est pas arrivé. S’il n’y a pas de tarifs, ou si les tarifs sont reportés, la saison sera courte et on pourrait passer à travers les mailles du filet», souligne M. Desbois.
Il s’attend malheureusement à ce que les importateurs américains de crabe des neiges tentent de refiler le tarif de 25 % aux Canadiens, donc aux transformateurs et, par extension, aux pêcheurs.
«Le prix moyen en 2024 s’est stabilisé un peu au-dessus de 4 $ la livre. J’attends l’accord des usines. C’est particulier comme situation. Les marchés sont vraiment bons. On s’attend à une hausse des prix en 2025 (si les tarifs sont annulés ou reportés). Tu (l’importateur) paies (au gouvernement américain) les tarifs trois jours avant la livraison. S’il ne veut pas payer, on sera vulnérable parce qu’il n’y a pas d’entreposage au Canada pour supporter un gros inventaire. Si c’est appliqué «at large» (globalement), le dollar canadien va plonger. Il y a trop d’inconnus pour faire des prédictions», analyse Daniel Desbois.
Les variations du taux de change, entre 2024 et 2025 d’une part, et celle qui frappe le dollar canadien quand il y a imminence d’imposition des tarifs d’autre part, complique les prédictions quant à l’allure que prendront les revenus des acteurs évoluant dans le crabe des neiges au Québec. L’espèce est essentiellement transigée en dollars américains. La dévaluation du dollar canadien est un avantage quand on exporte aux États-Unis dans ce cas.
«On a perdu 7-8 % sur le taux de change; c’est un petit avantage quand on exporte. On profite de cet avantage-là s’il n’y a pas de tarif. Sinon, c’est une perte», souligne Daniel Desbois, rappelant que le tarif sera plus élevé que la dévaluation du dollar canadien.
«On reste optimistes. Les acheteurs en veulent et les marchés sont vides», rappel-le-t-il.
Les crabiers déplorent que Pêches et Océans Canada refuse à nouveau cette année leur requête à l’effet de pêcher avec 25 casiers supplémentaires pour diminuer le plus possible leur interaction avec les baleines noires. Ils pourraient ainsi terminer leur pêche plus tôt au printemps. Quelle explication le ministère invoque-t-il pour justifier ce refus?
«Ils n’invoquent rien. On ne sait pas pourquoi. C’est dur d’ajuster ta demande quand tu ne reçois pas d’explication à une question! On a eu une réponse, au moins. C’est la première fois qu’on obtient une réponse», explique M. Desbois.
Il ne souscrit pas d’emblée à la thèse selon laquelle la faiblesse des quotas assurera une saison de capture assez courte.
«Ça peut être court et ça peut être long, la pêche, si tu n’en prends pas. La biomasse est plus basse et le golfe est grand», conclut-il.
Incertitude aussi grande en transformation
Bill Sheehan, vice-président de la firme E. Gagnon et Fils, de Sainte-Thérèse-de-Gaspé, entrevoit deux possibilités en prévision de la saison de transformation de crabe qui commencera à la fin de mars avec les premières livraisons venant de la zone 17, de l’estuaire du Saint-Laurent.
«Pour le prix, on a deux scénarios. Sans tarif, on fait quand même face à une diminution de 33 % dans la zone 12. Ça donnerait un prix intéressant. Dans l’estuaire, on s’attend à 20 % de moins comme quota, et dans la zone 16 (de la Côte-Nord), ce sera le statu quo ou moins 10 %. Mais c’est trop peu pour créer une rareté. Seulement à Terre-Neuve, la récolte pourrait peut-être augmentée, avec plus 20 % de contingent, qui passera de 140 millions à 168 millions de livres. Nous, on diminuera de 60 à 40 millions de livres. Globalement, le Canada devrait «sortir» avec une offre globale dans les mêmes eaux que l’an passé», analyse Bill Sheehan.
Le crabe d’Alaska continuera de jouer un rôle mineur sur le marché américain.
«Les débarquements de crabe Opilio atteindront peut-être 4 millions de livres en Alaska. Le crabe d’ici n’est pas présenté souvent comme du crabe canadien aux États-Unis. C’est comme le homard. Il se débarque de moins en moins de homard aux États-Unis, mais quand on regarde les menus des restaurants, c’est du homard du Maine sur le menu, mais 75 % viennent du Canada», ajoute M. Sheehan.
«On va vivre avec cette réalité (des menus américains), mais la grosse épée qui pend au-dessus de notre tête, ce sont les tarifs. Sans tarif, c’est sûr que le prix (reçu au Canada) va augmenter. On a vu un marché démoli en 2022, on était au plancher, mais on est en train de le rebâtir. La devise pourrait nous avantager, et Donald Trump a repoussé les tarifs. Les cambistes de Desjardins nous conseillent de travailler avec un modèle de 1,53 $ (un dollar américain valant 1,53 $ canadien). Notre dollar était à 1,48 $ quand les tarifs étaient imminents. Quand ils ont été repoussés, le dollar a baissé à 1,41 $ (par dollar américain). Quand on s’approche, notre dollar se déprécie. Il était à 1,34 $ l’an passé», rappelle Bill Sheehan.
S’il n’était pas certain le 27 février que les tarifs américains seraient imposés aux produits marins, il s’attendait tout de même à une fin d’hiver, à un printemps et à un été durs pour la patience.
«L’incertitude dans le monde des pêches, on connaît ça. On a vécu la COVID, le moratoire sur la morue, des récessions, des fluctuations du taux de change. On vit avec la réalité que 75 % de notre produit est exporté aux États-Unis. On va pêcher le crabe à Rimouski autour du 22 mars. Dans le sud du golfe, la pêche au crabe a commencé le 1er avril l’an passé. Là, il faut s’adapter à une perte de quota de 33 %. Je sens que les pêcheurs vont avoir moins le couteau dans les dents. Personne n’ira se prendre dans les glaces le 1er avril. Si ça (le tarif de 25%) tombe avant la saison, on verra. Il y a des produits où le consommateur va prendre la hausse de prix. Ici, le consommateur a le choix de manger du spaghetti», énumère Bill Sheehan pour démontrer l’ensemble des facteurs compliquant les prévisions de 2025.
M. Sheehan précise que le tarif ne sera vraisemblablement pas absorbé par les consommateurs américains; il risque bien davantage d’être refilé aux transformateurs et aux pêcheurs canadiens.
«Si on augmente (les prix) de 25 %, on va s’approcher des niveaux de 2022 et on ne veut pas aller là», dit-il en faisant référence à l’effort de mise en marché qui s’est déroulé en 2023 et 2024 pour remettre le crabe des neiges sur ses rails aux États-Unis.
Il doute encore de l’imposition de tarifs sur les produits marins. «Donald Trump visait l’automobile et ça réagit fort. Il n’a jamais parlé des pêches. Je ne peux pas déplacer mon usine de crabe dans le Maine, où il n’y a pas de crabe. On espère encore passer sous le radar. On ne sait pas grand-chose. Si j’entrepose du crabe aux États-Unis, qui paie le tarif? On paie sur quoi? Sur ce qu’on vend ou ce qu’il vaut? J’espère que la tempête sera passée au début de la saison», avance M. Sheehan.
Malgré l’incertitude caractérisant les décisions de Donald Trump, les dirigeants d’usines gaspésiennes discutent déjà avec leurs clients américains.
«On est déjà en pourparlers. Ça parle des tarifs. S’il les met dans le milieu de la saison, c’est le pire. Si le tarif est de 25 %, il (l’acheteur américain) va diminuer de 25 % ce qu’il va nous payer. On planifie en fonction de 100 % du prix. Avec un tarif, tu viens de perdre 25 % de ta valeur. Si c’était 5 %, je vivrais avec, mais 25 %, c’est pas mal plus que notre marge de profit. Le meilleur scénario, c’est qu’il repousse. Dernièrement, il parle moins de le mettre sur tout! Il doit avoir un ami chez Red Lobster qui lui dit qu’il n’y a pas assez de homard aux États-Unis pour le garder sur le menu», explique Bill Sheehan.
Le fait que Donald Trump et Vladimir Poutine se parlent n’augure rien de bon dans l’industrie du crabe.
«Ça pourrait vouloir dire la fin du boycott du crabe russe par les Américains. Ça ferait chuter les prix. Pour le moment, on se concentre sur Boston à la mi-mars. Si le tarif est en place, ce sera lent (les pourparlers et la conclusion d’ententes). Si les tarifs sont reportés, il y aura trois ou quatre semaines de pêche, mais on tombera dans le cœur de la saison du homard. On va mettre l’emphase sur le homard en transformation pour allonger la période de travail des employés d’usines. Toutes les usines qui font du crabe vont transformer du homard cette année», assure Bill Sheehan.
LE SUD DU GOLFE – pages 6-7 – Volume 38,1 Février-Mars-Avril 2025