Des chercheurs du ministère des Pêches et des Océans (MPO) sont préoccupés par l’impact des violentes tempêtes, comme Dorian en 2019 et Fiona en 2022, sur les ressources du golfe du Saint-Laurent. Selon les données du ministère, l’ouragan de septembre dernier a notamment provoqué une hausse radicale de la température de l’eau sur le plateau madelinien autour des Îles-de-la-Madeleine. Elle est passée d’une normale de 4 ˚C, à 30 m de profondeur, à 11 ˚C pendant trois jours.
«Un mélange complet de la colonne d’eau s’est opéré tout d’un coup, et c’est clair qu’il y a eu un stress pour certaines espèces, surtout celles à un stade critique de leur développement, jusqu’à ce que le système revienne à un nouvel équilibre, affirme le biologiste Nicolas Rolland de la direction régionale du MPO à Moncton, qui dirige les relevés annuels écosystémiques du sud Golfe pour le suivi de la biomasse et de la biodiversité marine. Il sera super intéressant de pousser la science pour essayer de comprendre les impacts à long terme de ces événements extrêmes, qui sont de plus en plus fréquents.»
M. Rolland note, entre autres, que l’intense turbidité de l’eau provoquée par ces tempêtes, entraine une très importante recirculation des sédiments dans la colonne d’eau en zones peu profondes. Ces parti-cules fines peuvent recouvrir les frayères de poissons et même avoir un impact sur le déplacement de certaines espèces. «Ce sont des changements qui sont très rapides et qui affectent l’ensemble de notre faune et flore, dit-il. Si on prend le hareng d’automne, par exemple, j’ai vu les images satellites associées aux dépôts et à la plume de sédiments autour de l’Île-du-Prince-Édouard, et la première chose qui m’est venue en tête c’est : ‘Oh! OK. Le hareng d’automne est là, en certains endroits il a probablement déjà pondu. Que va-t-il advenir de ces œufs-là? Est-ce qu’ils vont se faire ensevelir ou est-ce que le courant sera assez fort pour tout nettoyer?’»
ÉCARTS DE BIOMASSE
D’autre part, le chef de section de la région du Golfe pour les poissons et invertébrés dit être frappé par les écarts de biomasse entre les diverses espèces du sud du golfe. Sa mission scientifique menée du début à la fin septembre 2022 à bord du CAPT. JACQUES CARTIER, un navire de la Garde côtière canadienne, comptait pour le 52e relevé écosystémique annuel, soit l’une des plus longues séries temporelles du MPO.
Selon Nicolas Rolland, il confirme le déclin des gros poissons, tels que la morue et la merluche, de même que des stocks de plie rouge, de plie canadienne et de limande à queue jaune. En revanche, la plie grise donne des indices prometteurs de remontée, tandis que le sébaste domine dans les eaux profondes du chenal Laurentien. «On a un shift, un changement majeur dans l’abondance des espèces, conclut-il. À l’époque on avait moins de crabe et de homard et maintenant ce sont des espèces qui dominent aussi beaucoup, dans les eaux moins profondes. Certains petits invertébrés, comme le concombre de mer, sont également un peu plus présents.»
Cela dit, bien que la biodiversité du sud du Golfe soit qualifiée de bonne par rapport à ce qu’elle était il y a une cinquantaine d’années, le chercheur du MPO affirme qu’elle n’est pas loin de s’atténuer. «Certaines espèces enregistrent des pertes de biomasse de 80 %, relève-t-il. Hareng, morue, merluche, plie canadienne et autres : il y a des pertes énormes en termes de biomasse. Et en termes de biodiversité, les espèces sont toujours là, mais certaines sont sur le bord de disparaître.»
RECORDS DE CHALEUR
Après des années de surpêche et suite aux moratoires mis en place pour protéger plusieurs stocks, Nicolas Rolland attribue maintenant les plus récents changements d’abondance aux variations environnementales, dont la température de l’eau, et aux régimes de prédation des espèces.
«On constate depuis les années 1990 une augmentation graduelle des températures de masses d’eau du sud du Golfe. Il y a des changements tant en surface, en profondeur et dans la couche intermédiaire, que dans le régime de glace. Et on voit une bonne corrélation entre les analyses des conditions physico-chimiques de l’eau et ce qu’on observe dans les changements de biomasse de plusieurs espèces. On voit par exemple qu’en automne, à partir du moment où on a eu une certaine augmentation de la température de l’eau, qu’il y a eu des changements dans les régimes de recrutement du hareng. Ils sont probablement associés à la disponibilité de nourriture et à plusieurs autres facteurs qui ne sont pas propices pour les jeunes larves.»
D’ailleurs, un nouveau record centenaire a été battu dans le golfe du Saint-Laurent en 2022. Le MPO a notamment enregistré une température moyenne de 7,08 ˚C à 300 m de profondeur. L’océanographe physicien Peter Galbraith de l’Institut Maurice-Lamontagne (IML) précise que le précédent record, de 6,91 ˚C, avait été enregistré l’année précédente.
«Les eaux profondes du Golfe continuent de se réchauffer d’année en année en raison d’un apport de plus en plus riche en eaux chaudes du Gulf Stream et plus pauvre en eaux froides du Labrador, qui sont aspirées par le détroit de Cabot, explique-t-il. À toutes les profondeurs allant de 150 m à 300 m, on a atteint des températures record historiques de 100 ans.»
De plus, la température de surface, enregistrée de mai à novembre, a atteint une moyenne de 1,6 ˚C supérieure à la moyenne climatologique des 30 dernières années. «Les mois d’août et de septembre étaient les plus chauds de nos séries temporelles par satellite, souligne M. Galbraith. Au mois d’août, qui coïncide avec le pic saisonnier, ça a monté jusqu’à 18 ˚C moyenné sur le Golfe. C’est aussi un nouveau record, de plus de 2 ˚C supérieur à la climatologie.»
Par ailleurs, l’océanographe physicien se déclare surpris des conditions 2022 de la couche mélangée hivernale qui se renouvelle d’une année à l’autre. «Ce qui est percutant c’est que la couche mélangée, qu’on appelle aussi la couche intermédiaire froide, s’est réchauffée très rapidement au cours de l’été dernier, après un hiver 2021-22 près de la normale. Si bien que deux indicateurs de suivi des conditions en août et septembre, soit le volume des eaux plus froides que 1 ˚C et la température minimale partout dans le golfe du Saint-Laurent, étaient à leur deuxième rang le plus faible depuis le début des années 1980.»
PAS DE GLACE
La couche intermédiaire froide est renouvelée d’une année à l’autre parce qu’elle est le résiduel de la couche mélangée de l’hiver précédent qui a subi le réchauffement estival, et qui doit à nouveau, dans son cycle hivernal suivant, atteindre le point de congélation de -1,8 ˚C avant de former un couvert de glace sur le Golfe. Or, comme cette couche était encore chaude à la fin janvier, elle a retardé de manière significative la progression du couvert de glace, indique M. Galbraith.
«À la moitié de l’hiver, on avait moins de 1 km cube de glace dans le Golfe, alors qu’elle devait déjà être rendue à mi-chemin vers Anticosti et dépassée l’Île-du-Prince-Édouard, où c’était encore tout à l’eau libre, rapporte le scientifique de l’IML. Il était déjà trop tard pour avoir une année normale de glace.»
À ce propos, l’océanographe physicien fait remarquer qu’une anomalie de température de l’air hivernale d’une moyenne de 2,5 ˚C supérieure à la climatologie des 30 dernières années, correspond aux cinq hivers sans glace enregistrés dans le Golfe au cours de cette période. Les mois de décembre 2022 et janvier 2023 ont respectivement enregistré un mercure moyen de 2,7 ˚C et de 3,6 ˚C plus élevé que la normale.
ENVIRONNEMENT – page 32 – Février-Mars 2023