Les chercheurs du Centre d’innovation de l’aquaculture et des pêches du Québec, Merinov, remettent en question le seuil de température printanière signalant la reprise de l’activité métabolique du homard sur les fonds de pêche des Îles-de-la-Madeleine. Ce seuil avait été établi à 1,5 ˚C en 2012, par la biologiste Louise Gendron de l’Institut Maurice-Lamontagne du ministère des Pêches et des Océans (MPO), qui était responsable du suivi scientifique de la ressource à l’époque. Or, dans le cadre du projet de déploiement d’un outil d’aide à la décision pour fixer la date de la mise à l’eau des cages initié par le Rassemblement des pêcheurs et pêcheuses des côtes des Îles (RPPCI) en 2017, les données de pêche présaison recueillies en avril dernier tendent à infirmer cette notion de seuil de mobilité du homard.
«Ce qui était intéressant cette année, raconte le biologiste de Merinov, Robin Bénard, c’est que lorsqu’on a fait les profils de température, à la semaine -2 et à la semaine -1 précédant l’ouverture de la saison, on s’est rendu compte que la température de l’eau avait déjà dépassé les 1,5 ˚C à la semaine -2, mais que le homard n’était pas encore tout à fait actif.»
M. Bénard précise que les prises moyennes par unité d’effort (PUE) de cette pêche scientifique présaison 2020 étaient semblables à celles des années précédentes, soit inférieures à deux homards de taille commerciale par cage à la semaine -2, tant du côté nord que du côté sud, et variant entre trois et quatre homards par cage à la semaine -1. En comparaison, à la semaine -2 de 2018 et 2019, par exemple, la température de l’eau variait entre -0,1 ˚C et 1,2 ˚C. «Cela nous éveille plutôt sur la notion de la durée de l’hiver comme étant un indicateur de la mobilité du homard en présaison, ainsi que sur le concept de degrés/jour qui est la quantité de jours au-dessus d’une certaine température, plutôt qu’à un seuil à proprement parlé», indique le biologiste.
CONTINUITÉ 2020-2022
Merinov et le RPPCI se félicitent d’ailleurs de ce que la collecte de données de ce qu’on appelle communément le Projet Bouée, pourra s’intensifier grâce au déploiement de trois nouvelles bouées de monitorage pour un total de cinq autour de l’archipel, le printemps prochain. À cette fin, les deux paliers de gouvernement ont annoncé en novembre une subvention de 331 000 $ provenant du Fonds des pêches du Québec, sur un investissement global de plus de 376 000 $.
«On est content que le MAPAQ et le MPO croient en la continuité de notre projet, affirme le président du RPPCI, Charles Poirier. Surtout en ces temps de changements climatiques, c’est important de suivre la température de l’eau pour avoir la meilleure date de mise à l’eau des cages, de sorte à être sur les marchés avant les autres et pour, peut-être, avoir de meilleurs rendements.»
Robin Bénard fait valoir qu’il est important d’avoir des données de température sur plusieurs années, pour dégager une tendance. «Parce que ce n’est pas aussi tranché que de dire que le homard se réveille à 1,5 ˚C pour aller manger. Il suffit de quelques jours de beau temps, mélangés avec une tempête de vent, pour que subitement la colonne d’eau devienne à plus de 1,5 ˚C. Alors, c’est pour ça qu’en suivant la durée dans le temps des saisons et des profils de température, ça nous permet de voir les seuils de «capturabilité»; c’est de celui-là qu’on devrait parler, plutôt que du seuil de température.»
Selon Nicolas Toupoint, chercheur industriel qui est associé au projet depuis sa création, le constat de Louise Gendron avait été établi, à l’époque, de «manière empirique», mais n’avait pas eu de dé-monstration «vraiment très factuelle», avec des prises de données «enregistrées à haute fréquence pendant tout le mois d’avril».
Ainsi, selon M. Toupoint, le Projet Bouée vient «raffiner» cette notion du 1,5 ˚C, en documentant en temps réel les variations de température à une vingtaine de mètres sur le fond et à environ quatre mètres de la surface, tout autour de l’archipel. «Il y a de très fortes variations qui se font en lien avec les courants, en lien avec les marées et en lien avec les vents, insiste-t-il. La température peut passer de 2 ˚C à 6 ˚C en une journée et après redescendre à 2 ˚C. Et donc, ça met l’emphase sur le fait que la mobilité du homard est un petit peu plus complexe et subtile que juste une valeur seuil.»
TAUX DE PROTÉINES
D’ailleurs, l’équipe de Merinov fait aussi le suivi biologique du taux de protéines des crustacés avant la saison de pêche, comme paramètre d’inter-validation de ses données environnementales. C’est ainsi que depuis 2018, elle note que l’indice de BRIX qui mesure le taux de protéines dans le sang fluctue entre 8 et 9, en présaison.
«Grosso modo, ce qu’il faut avoir en tête, c’est que quand c’est supérieur à 8 c’est un très bon indice notamment pour le secteur de la transformation et de la valorisation, parce que c’est un critère utilisé sur les marchés pour avoir accès à de meilleurs prix, expose M. Toupoint. Le taux de protéines est lié au cycle de mue et du point de vue industriel ça représente un fort intérêt parce que les usines veulent du homard bien dur.»
Le président du RPPCI relève à ce propos que le taux de protéines du homard enregistré au printemps varie selon la période de sa migration automnale. «Si sa migration est tardive et qu’il a mangé beaucoup avant de s’hiverner, son taux de protéines va être plus élevé quand il va se réveiller et il aura moins faim, souligne Charles Poirier. Plus il est plein, plus son taux de protéines est haut, mieux c’est pour le producteur, mais moins ton casier va être attractif. Et inversement, plus tôt le homard se met en hivernation, plus il va avoir faim quand il va se réveiller; c’est normal. Alors, il faut trouver le bon dosage pour savoir quand le homard est à son meilleur, pour la rentabilité des deux parties.»
De plus, les biologistes associés au Projet Bouée mesurent le diamètre de l’œil des œufs de homard en cours de saison, comme indicateur de la période de recrutement du stock. Nicolas Toupoint explique qu’une équation permet de déterminer le temps, en nombre de semaines, avant l’éclosion de l’œuf. C’est ainsi que, selon les données 2018 et 2019, les œufs étaient prêts à éclore à partir des deux dernières semaines de la saison de pêche commerciale, c’est-à-dire aux semaines 8 et 9. «En fait, ça vient nous dire que le recrutement a déjà commencé et que les femelles qui sont capturées à ces semaines-là, bien, potentiellement, elles ont déjà «ravé» et elles sont donc capturables. Et donc, on a un petit effet potentiel d’impact sur le stock des géniteurs», affirme le scientifique.
M. Toupoint fait aussi remarquer que la capacité des femelles à investir dans la reproduction dépend de la reconstitution de leur stock d’énergie épuisé durant l’hiver. C’est pourquoi plus la saison froide est longue, plus les réserves énergétiques des crustacés s’épuisent et que leur remise en activité pour aller chercher à manger est retardée. «Il n’y a pas juste une histoire de variable de température en présaison, répète le chercheur industriel; il y a aussi tout ce que le homard a pu vivre depuis la saison dernière, qui va conditionner ses réserves énergétiques et sa capacité à investir dans ses œufs. Et donc, les œufs vont être plus ou moins précoces en fonction de toutes ces conditions-là.»
Par ailleurs, le président du RPPCI espère que Pêches et Océans Canada acceptera bientôt de tenir compte des données du Projet Bouée pour déterminer la meilleure date d’ouverture de la saison de pêche de la zone 22 de l’archipel madelinot. Le but, soutient Charles Poirier, c’est de cibler les 9 semaines les plus propices à la préservation de la santé du stock et de l’industrie. «Le danger ce n’est pas la mise à l’eau des cages comme telle, dit-il. On sait que si on ne prend pas le homard la première semaine, on va le récupérer après, parce que le homard, il est là. Le danger, c’est d’aller pêcher en juillet quand les femelles sont œuvées et que le homard est de moindre qualité.»
Jusqu’à présent, l’ouverture de la pêcherie est fixée au samedi le plus près du 10 mai, en autant qu’il n’y ait plus de glace marine et que le dragage sécuritaire des ports soit complété. Afin de justifier une nouvelle approche de gestion, le ministère exige que les travaux du RPPCI et de Merinov s’inscrivent dans une démarche scientifique qui produise des données validées dans le cadre d’une revue par les pairs. «Pour l’instant, aucune publication scientifique n’a découlé du Projet Bouée et aucune donnée officielle n’a été transmise au MPO, illustre son directeur de secteur Cédric Arseneau. Lorsque les travaux de Merinov et du RPPCI seront publiés et revus par les sciences du MPO, ils pourront alors être considérés dans le cadre de la gestion de la pêche au homard.»
Notons que pour la continuité du Projet Bouée, le RPPCI et Merinov ont opté pour les équipements de monitorage conçus par la firme québécoise X-TELIA spécialisée en Internet des objets. Ce nouveau partenaire remplace l’entreprise française Flex Sens SAS, dont les bouées déployées en 2018 ont connu des ennuis techniques. Les nouvelles bouées X-TELIA sont plus robustes et dotées d’un GPS permettant de les localiser en cas de détachement, de même que d’un senseur numérique qui capte la température de l’eau en temps réel et la transmet aux pêcheurs sur un tableau de bord facilement accessible sur téléphone intelligent ou ordinateur.
Les premières données 2021, tant environnementales (T ˚C) que biologiques (BRIX et carapace) et commerciales (PUE), commenceront à être prélevées dès la semaine -3, avant le début de la saison de pêche. En 2020, on a dû patienter jusqu’à la semaine -2 pour faire les premières sorties en mer, parce que les mesures sanitaires de protection contre la COVID-19 n’étaient pas encore en place.
DÉVELOPPEMENT – pages 34-35 – Volume 33,5 Décembre 2020-Janvier 2021