Déjà bien documentée ailleurs sur la planète en lien avec le réchauffement des océans, la dénitrification des profondeurs du Saint-Laurent a été observée pour la première fois en 20 ans, l’an dernier, par une équipe de l’Institut des sciences de la mer de l’Université du Québec à Rimouski (ISMER-UQAR). Il s’agit d’un processus de respiration de nitrates qu’utilisent certains organismes pour compenser le manque d’oxygène.
La chercheure Gwenaëlle Chaillou spécialisée en géochimie marine, explique que ce phénomène symptomatique de l’appauvrissement des eaux en oxygène dissous survient lorsque son taux chute sous les 20 % de saturation, comme c’est le cas dans l’estuaire et le chenal laurentien où les températures moyennes à 300 mètres de profondeur sont passées de 4,2 ˚C à plus 6 ˚C entre 1970 et 2023.
«Nous, comme humains et comme beaucoup d’organismes sur terre, utilisons l’oxygène pour respirer. Donc la respiration, c’est la dégradation de la matière organique; c’est ce qui nous fournit l’énergie pour vivre, explique Mme Chaillou. Mais quand il n’y a pas suffisamment d’oxygène, il y a des voies métaboliques différentes qui utilisent des oxydants autres que l’oxygène, tels que les nitrates, qui permettent à certains organismes de respirer. Et cette dénitrification ne peut avoir lieu que dans des environnements dans lequel il manque d’oxygène. Et ce qu’on réalise dans le Saint-Laurent, c’est que déjà, cette voie métabolique est choisie par des organismes – des bactéries – parce qu’il n’y a plus suffisamment d’oxygène. Elles utilisent les nitrates pour dégrader la matière organique qui sert à leur métabolisme. Et ça, c’est un signal fort de changements dans l’environnement du Saint-Laurent.»
Normalement lorsque les eaux sont bien oxygénées, les organismes benthiques comme les étoiles de mer, les vers, les crustacés et les mollusques, enrichissent les sédiments qui tapissent le fond marin. Ils agissent tels des jardiniers en aérant les sédiments, ce qui favorise la décomposition de la matière organique. C’est ce qu’on appelle la bioturbation. «Et là déjà, les communautés benthiques, donc les organismes qui vivent dans les sédiments, sont beaucoup plus petits et moins actifs [en raison de la sous-oxygénation], expose la géochimiste marine. Ils ont changé au cours des 20 dernières années et probablement que ça va avoir un impact sur le réseau trophique, sur les chaînes alimentaires de l’écosystème. Mes collègues biologistes, eux, regardent l’impact que ces changements biogéochimiques dans les eaux du Saint-Laurent peuvent avoir à plus ou moins long terme sur la biodiversité et les réseaux trophiques et donc à plus grande échelle, sur les activités de pêche.»
RISQUES DE TOXICITÉ
De plus, la dégradation de la matière organique dans les sédiments produit des substances, telles que les sulfures d’hydrogène, qui peuvent être toxiques à de fortes concentrations. Le problème c’est qu’en l’absence d’oxygène, ces dernières risquent également d’être relâchées dans la colonne d’eau, prévient Gwenaëlle Chaillou. «Les sédiments agissent comme un tampon, poursuit-elle. Mais on voit des changements dans les sédiments qui nous prédisent que si les conditions de désoxygénation sévère perdurent trop longtemps – comme c’est le cas dans d’autres zones dans le monde où il y a de la désoxygénation – ils pourraient devenir une source de produits toxiques qui s’accumuleraient dans la colonne d’eau et être néfastes pour les organismes de la chaîne trophique qui dépendent les uns des autres.»
Pour sa part, Émilien Pelletier, professeur émérite de l’ISMER-UQAR spécialisé en écotoxicologie moléculaire des milieux côtiers, note que les données de géochimie de l’estuaire du Saint-Laurent démontrent qu’une zone d’anoxie, communément appelée zone morte, a commencé à s’y développer. «C’est un mécanisme lent mais irréversible qui force les organismes du fond marin à s’éloigner de la zone malade, à la fois pour retrouver des eaux suffisamment oxygénées et éviter les composés toxiques comme le sulfure d’hydrogène qui pourraient émaner d’une zone complètement anoxique», indique-t-il.
M. Pelletier a notamment décrit les mécanismes et effets de la désoxygénation des milieux côtiers et des océans, au chapitre 10 d’un livre qu’il a publié l’an dernier chez Lavoisier. Intitulé Précis d’écotoxicologie marine – Pour la suite de nos océans, l’ouvrage lui a d’ailleurs valu le Prix Roberval 2023 dans la catégorie Enseignement supérieur. Le chercheur à la retraite signale que plusieurs espèces comme la crevette, le crabe, la morue et même le sébaste vont tendre à quitter des zones autrefois productives parce qu’elles n’y trouvent plus un habitat propice à leur développement. «Les modèles écologiques et toxicologiques actuels ne permettent pas de prévoir, ni l’ampleur, ni la vitesse du développement d’une ou plusieurs zones anoxiques au fond du Saint-Laurent, mais il est clair qu’une surveillance accrue de ce mécanisme est nécessaire, affirme-t-il. La mer Baltique connaît ce phénomène depuis plusieurs décennies et les travaux des chercheurs scandinaves pourraient être d’une grande utilité pour nos chercheurs canadiens.»
IMPACTS SUR LE SÉBASTE
Rappelons, par ailleurs, que l’Institut Maurice-Lamontagne (IML) mène des travaux de recherche en bassin depuis l’automne 2019, en collaboration avec une doctorante de l’ISMER-UQAR, Joëlle Guitard, pour anticiper l’impact de la hausse des températures et de la désoxygénation des profondeurs du golfe du Saint-Laurent sur le sébaste (Pêche Impact, juin 2022). Il ressort de ses données préliminaires que le poisson rouge enregistre un ralentissement notable de son taux de croissance dès 7,5 ˚C, qui s’amplifie à 10 ˚C. Malgré tout, les travaux révèlent aussi que peu importe la température – qu’elle soit de 2,5 ˚C, 5 ˚C, 7,5 ˚C ou de 10 ˚C – les spécimens étudiés ont tous enregistré un taux de survie similaire.
Mme Guitard, qui est actuellement à rédiger sa thèse de doctorat, relève également une survie identique de l’espèce exposée à de très faibles taux d’oxygène dissous. «Par exemple, on a des poissons qui ont survécu durant cinq mois avec seulement 25 % d’oxygène dans l’eau, considéré comme un seuil d’hypoxie sévère, souligne-t-elle. Mais l’impact qu’a la tolérance chronique du sébaste à l’hypoxie sur son métabolisme, et donc sur sa capacité à se reproduire par exemple, reste à être étudié.»
RÉCHAUFFEMENT CLIMATIQUE – page 25 – Volume 37,2 Avril-Mai 2024