Le Comité permanent des pêches et des océans (FOPO) de la Chambre des communes s’inquiète de l’impact écosystémique qu’ont les phoques et autres pinnipèdes sur divers stocks halieutiques en difficulté, tels que la morue, le hareng, le maquereau et le saumon du Pacifique. Il a convoqué une demi-douzaine de gestionnaires et de scientifiques à une réunion tenue à Ottawa le jeudi 9 mars, pour faire le point sur les solutions préconisées par le ministère fédéral des pêcheries (MPO) afin d’inverser la tendance.
Il en est notamment ressorti que la dizaine de millions de phoques du Canada atlantique, toutes espèces confondues et en croissance exponentielle, consomment en moyenne 20 à 30 livres de poissons par jour. «Donc, leur consommation s’élève à des dizaines de millions de tonnes de poissons, alors que les pêcheurs commerciaux n’en récoltent que 180 000 tonnes par année», a souligné d’entrée de jeu Rick Perkins, député conservateur de South-Shores-St. Margarets, en Nouvelle-Écosse.
Les représentants du MPO ont fait savoir que 5 millions $ ont été investis en travaux de recherche au cours des cinq dernières années pour la science des phoques, entre autres, pour évaluer le rôle de la prédation comme facteur de mortalité des stocks de poisson. Des recherches supplémentaires sont prévues, avec l’injection de nouveaux fonds dans la foulée du Forum sur les phoques organisé à Terre-Neuve en novembre dernier.
Cependant, Jennifer Buie, directrice générale par intérim de la Gestion des ressources halieutiques, soutient que le ministère ne cherche pas à réduire les populations de loups-marins, mais plutôt à les maintenir à «des niveaux élevés, à des niveaux sains».
Le député libéral de la circonscription Acadie-Bathurst au Nouveau-Brunswick, Serge Cormier, dit avoir accueilli cette déclaration avec stupeur. «Je suis presque tombé en bas de ma chaise, nous a-t-il confié en entrevue. Le mandat de Pêches et Océans, ce n’est pas juste d’investir dans les sciences; c’est de protéger les espèces et de protéger aussi les communautés côtières qui sont dépendantes des espèces. Et là, on laisse une espèce en détruire d’autres. Je pense qu’il y a un manque de leadership de ce côté-là.»
ENVIRONNEMENT COMPLEXE
Questionnés, par exemple, sur le plan de rétablissement du maquereau, sous moratoire depuis l’an dernier, les gestionnaires du MPO ont expliqué qu’il comportait une analyse scientifique «du réseau trophique et écologique interconnecté» afin de mettre en place des mesures adéquates de redressement. Ainsi, outre la pression sur les stocks par la pêche et les phoques, il y aussi les changements climatiques, l’acidification des eaux et l’abondance croissante de nouveaux prédateurs, dont le thon et les fous de Bassan, qui figurent parmi une panoplie d’autres facteurs à considérer, disent-ils.
«Donc si on focalisait une action de gestion sur l’élimination du phoque, il n’y aurait vraisemblablement pas d’effet significatif, affirme le directeur général de la Direction des sciences et écosystèmes, Bernard Vigneault. Parce qu’il y a tellement d’autres prédateurs et de complexité dans l’environnement qu’on ne peut pas garantir que simplement réduire la population de phoques va avoir un impact direct significatif sur les stocks de poisson en général.»
Malgré tout, Serge Cormier reproche au MPO son manque de proactivité afin de prévenir la prédation des phoques sur des stocks pour l’instant jugés indemnes, tels que le crabe et le homard. D’ailleurs, le dg des sciences et des écosystèmes admet lui-même qu’il y a «beaucoup d’incertitudes» pour ces populations de crustacés qu’il dit «en bonne santé historique». «Les phoques sont des prédateurs opportunistes et ils mangent beaucoup d’espèces, mais dans nos estimés, le crabe et le homard ne sont pas des proies principales, avance Bernard Vigneault. Il n’y a aucune évidence à cet effet. Mais encore une fois, il y a beaucoup d’incertitude dans ce type d’analyse-là.»
REDORER LE BLASON
Le député libéral d’Acadie-Bathurst croit surtout que le MPO se montre frileux vis-à-vis de l’abattage des phoques nuisibles aux pêcheries, pour éviter de froisser les marchés d’exportation des produits canadiens de poissons et fruits de mer. Or il voit notamment une contradiction entre la conformité aux exigences du Marine Mammal Protection Act des États-Unis, pour préserver l’accès du Canada au marché américain, et la pérennité des ressources qu’on y exporte. «Je suis très conscient que ça peut avoir un impact sur nos marchés et on ne veut certainement pas ça, dit-il. Mais à la fin de la journée, si la population de phoques augmente tellement que ça a un impact sur nos ressources de crabe, de homard, de maquereau, de hareng, alors les marchés on n’en aura plus vraiment, justement. Et cet enjeu-là, ça fait 25 ans qu’on en parle. On dirait qu’on ne va nulle part avec ça.»
Aussi M. Cormier appelle-t-il à des négociations pressantes avec les partenaires commerciaux du Canada pour expliquer la problématique du phoque dans l’écosystème et trouver des solutions concertées. «Il faut arrêter de trouver des excuses, insiste-t-il. Il y a moyen d’avoir une chasse aux phoques faite de façon responsable, sans cruauté et de façon à ce qu’on puisse utiliser l’animal au complet. Ça prend des discussions claires et nettes avec nos partenaires européens et des États-Unis.»
QUESTION D’IDENTITÉ
Également invité devant le comité de parlementaires, Ruben Komangapik, cofondateur de l’organisme Reconseal Inuksiuti basé aux Îles-de-la-Madeleine, souhaite, pour sa part, que l’on cesse de diaboliser les loups-marins et les chasseurs. Lui qui avait trois ans quand il a abattu son premier phoque en compagnie de son père, voudrait qu’on enseigne la culture de la chasse dans les écoles du pays.
«Nous devons respecter le phoque et les chasseurs, a-t-il déclaré. […] Il faut que le gouvernement du Canada commence à faire la promotion du phoque de Terre-Neuve à la Colombie-Britannique, pour sensibiliser les Canadiens et les Canadiennes, pour leur montrer ce que ça représente pour nous. Le phoque est une nourriture pour le corps et l’esprit. C’est une question d’identité.»
Reconseal Inuksiuti a aussi profité de sa tribune devant le Comité permanent des pêches et des océans de la Chambre des communes pour demander un soutien financier du gouvernement fédéral pour l’aider à se développer. L’organisme sans but lucratif fondé en 2021 par M. Komangapik et Yoanis Menge, président de l’Association des chasseurs de phoques intra-Québec, est voué à la lutte contre l’insécurité alimentaire des communautés inuites d’Ottawa et de Montréal qu’il approvisionne en viande de phoque gris chassé dans l’archipel madelinot. «La viande de phoque devrait être disponible partout dans les restaurants au Canada ainsi que dans les magasins, fait valoir M. Komangapik. Mais, bien sûr, il faut des infrastructures pour ce faire. Nous avons besoin du même appui que celui apporté par le gouvernement canadien à l’industrie de la pêche et qui la rend florissante.»
D’ailleurs, pour Yoanis Menge, nul besoin de chercher à développer les marchés d’exportation pour les produits du phoque, puisque la demande est déjà bien présente au pays, selon lui. «Si on met les efforts pour développer les produits du phoque ici même à l’intérieur du Canada, on va pouvoir vendre nos produits sans avoir peur de se faire fermer des frontières par après, a-t-il plaidé. Ici même, on doit être fiers de nos propres produits et les gens qui viennent visiter le Canada pourraient dire ‘’j’ai envie d’essayer le produit national du Canada’’. Ce produit national, ça pourrait être le phoque. Moi, quand je vais chez IGA, je peux trouver de la viande de kangourou qui vient d’Australie. Pourquoi je ne peux pas trouver de la viande de phoque chez IGA?»
DU CONCRET?
Enfin, on se rappellera que dès 2008, la ministre des Pêches et des Océans de l’époque, Gail Shea, recommandait un abattage annuel de 15 000 phoques gris pour aider au rétablissement de la morue du sud du Golfe sous moratoire depuis 1993. Puis, en 2012, un comité sénatorial revenait à la charge en proposant l’abattage de 70 000 bêtes étalé sur quatre ans, pour prévenir la prédation sur les stocks de poissons de fond. Et l’an dernier, soit 10 ans plus tard, le Groupe de travail sur la science des phoques de l’atlantique pressait à son tour le MPO de combler les lacunes de connaissances sur le régime alimentaire des voraces mammifères, parce que plusieurs autres espèces halieutiques ont, comme la morue, aussi atteint leur plus bas niveau historique.
Alors que doit-on espérer de plus du rapport d’étude à venir de la part du FOPO, dont Caroline Desbiens, députée bloquiste de Beauport-Côte de Beaupré-Île d’Orléans-Charlevoix est vice-présidente? «Ce rapport d’étude aura des recommandations bien précises qui seront déposées à la Chambre des communes et le gouvernement en prendra acte et sera obligé de réagir, assure-t-elle avec confiance. C’est un exercice législatif qui mènera éventuellement à un résultat concret.»
GESTION – pages 20-21 – Volume 36,2 Avril-Mai 2023