Parcs Canada modifie l’appellation de son projet d’aire marine protégée aux Îles-de-la-Madeleine afin de convaincre les pêcheurs madelinots d’y adhérer. Éric Lebel, qui en coordonne l’établissement, parle désormais d’un projet de parc marin. Il explique que sur le spectre des aires marines protégées, qui englobe notamment les zones de protection marine, les refuges marins et les réserves aquatiques, le parc marin a des objectifs davantage axés sur la mise en valeur de la biodiversité.
« Même si on appelle ça un parc marin, ça reste dans la définition générale de ce qu’est une aire marine protégée. Ce vocable d’aire marine protégée, c’est un terme générique à l’intérieur d’un continuum, où à une extrémité il y a la protection ultime, et à l’autre extrémité où il y a la mise en valeur, en passant par la conservation comme on voit ici avec une pêche très dynamique et beaucoup d’innovation », explique le fonctionnaire.
Aussi croit-il que si les pêcheurs des Îles sont méfiants, c’est parce que les exemples qu’ils ont en tête sont à l’extrême du spectre de la conservation et de la protection. « On a très bien compris, lors de notre première rencontre avec le comité consultatif local composé en majorité de pêcheurs, que chaque mot compte; c’est pourquoi on parle ici davantage de conservation. On sait qu’il y a déjà beaucoup de pêche qui se fait ici et là; plusieurs des sites qui ont la plus grande biodiversité et qui semblent les plus sains, ce sont des zones qui sont actuellement fortement pêchées. Alors, on a la preuve sous les yeux que l’action de la pêche ici, de la manière que c’est fait ici, aux Îles, c’est vraiment toujours dans un esprit de développement durable. Et c’est vraiment ça qu’on aimerait mettre de l’avant. »
Chalutage interdit
Cela dit, le coordonnateur d’établissement de projets marins chez Parcs Canada reconnaît que la nouvelle norme canadienne interdisant le chalutage et le dragage dans une aire marine protégée est une norme dont on ne peut pas faire abstraction. « On doit en tenir compte, affirme-t-il. Mais maintenant, on travaille sur un projet unique avec la province et on va voir sérieusement comment on peut concilier tout ça en fonction des objectifs de conservation qu’on se donnera avec le milieu. Ce n’est pas nous qui allons arriver et qui allons dire « On veut protéger telle ou telle affaire. » Non. On va s’asseoir ensemble, avec les pêcheurs, on va examiner le territoire et on va réfléchir à quels autres avantages un parc marin pourrait apporter au secteur des pêches. »
À ce propos, le président du Rassemblement des pêcheurs et des pêcheuses des côtes des Îles, Charles Poirier, prévient que l’industrie de la capture s’opposera au projet s’il vient à exclure une seule des pêcheries traditionnelles de l’archipel. « Il ne faut changer aucune méthode de pêche autour des Îles-de-la-Madeleine, que ce soit le chalut, que ce soit le filet à plie, que ce soit les casiers à homard, la drague à pétoncle ou même la cueillette manuelle des palourdes et des myes; nous n’accepterons aucune exclusion. Tout ce qu’on a, on veut le garder dans une aire marine. »
M. Poirier admet néanmoins que l’interdiction de chalutage dans les pouponnières de homard, par exemple, pourrait être avantageuse. « On est en train de les identifier, justement, dans un projet avec Merinov, expose-t-il. Présentement, on en a quatre, cinq d’identifiées autour des Îles. Ça fait que dans notre parc marin, on pourrait protéger les pouponnières à homard; c’est une des clauses qu’on pourrait mettre. Mais on va décider conjointement avec toutes les associations de pêcheurs nos propres règles, plutôt que de s’en faire imposer. »
Gouvernance
De plus, les pêcheurs madelinots veulent avoir leur mot à dire dans la gestion d’un éventuel parc marin. « C’est une de nos priorités que les pêcheurs soient majoritaires à 50 % plus un pour définir le projet, mais aussi pour en assurer la gouvernance. Parce qu’on sait qu’une aire marine protégée, oui, c’est bien pour l’économie aux Îles-de-la-Madeleine, ça va être bien pour le tourisme, ça va être bien pour la municipalité, ça va être bien pour pas mal tout le monde. Mais les seuls qui vont se faire interdire de quoi, ça va être les pêcheurs. Ça fait qu’on veut être majoritaires pour donner nos idées. »
L’industrie de la pêche des Îles veut surtout s’assurer d’une flexibilité de la gestion des pêcheries dans un éventuel parc marin. Selon Denis Longuépée, ex-président de l’Association des chasseurs de phoques intra-Québec et aide-pêcheur activement impliqué dans le dossier, la méfiance règne d’autant plus depuis l’adoption, l’an dernier, du projet de Loi C-55 modifiant la Loi sur les océans et la Loi sur les hydrocarbures. « Le ministre des Pêches et des Océans peut décréter des fermetures de zones de pêche pour cinq ans, sans qu’on ait un mot à dire, s’inquiète-t-il. Ça a été adopté sous la pression des Américains, pendant que les pêcheurs étaient occupés sur l’eau et que 99 % des gens autour de la table étaient des environnementalistes. C’est pour ça qu’on ne veut pas se faire avoir avec le parc marin. C’est pour ça qu’on veut être sur le comité pour décider ce qu’on fait et pour changer les mesures de gestion quand on le juge nécessaire. »
M. Longuépée dit aussi que les pêcheurs des Îles veulent qu’un éventuel parc marin englobe tout le golfe Saint-Laurent afin que l’exploitation pétrolière y soit interdite « pour protéger la biodiversité ». De plus, ils pressent le ministère de l’Environnement et de la Lutte aux changements climatiques du Québec (MELCCQ) d’autoriser la chasse aux phoques gris sur les berges de l’Île Brion.
« C’est un dossier à part, fait-il remarquer, mais on aurait de la misère à discuter d’un autre dossier comme celui du parc marin s’ils ne sont pas capables de régler d’abord celui de l’île Brion. Ça aiderait aussi à rallier les pêcheurs de Grosse-Île, qui sont contre tout projet d’aire marine protégée et qui souffrent de la présence des phoques à l’île Brion. »
Étude de faisabilité
Parcs Canada et le MELCCQ se donnent deux ans pour réaliser l’étude de faisabilité qui évaluera le potentiel du parc marin des Îles. À cette fin, les membres du comité consultatif – devenu un comité de concertation, précise Éric Lebel – siégeront sur divers comités sectoriels, afin de mettre à jour les études déjà réalisées en 2012-2014.
Trois rapports avaient été publiés il y a cinq ans, dont un Rapport d’étude et analyse écologique produit par la Chaire UNESCO en analyse intégrée des systèmes marins de l’Université du Québec à Rimouski. La firme Cultura avait pour sa part inventorié le patrimoine culturel maritime de l’aire d’étude et des terres émergées telles que les cordons dunaires, afin d’en évaluer la richesse et d’identifier les priorités de mise en valeur ou de protection. Quant au ministère des Pêches et des Océans, il avait eu pour mandat de dresser le portrait économique du secteur des pêches commerciales et de la mariculture des Îles-de-la-Madeleine.
M. Lebel indique que les travaux des divers comités sectoriels seront ponctués de consultations publiques afin d’aller chercher l’acceptabilité sociale requise pour la concrétisation du projet.
Loi miroir
Le comité de concertation locale du parc marin des Îles est coprésidé par Hugues Michaud, directeur exécutif de Parcs Canada pour le Québec et le Nunavut, et par Jacob Martin-Malus, sous-ministre adjoint au développement durable et à la qualité de l’environnement du MELCCQ. Ces derniers sont entourés de représentants des pêcheurs et de l’industrie de la transformation en nombre majoritaire, de même que de délégués des secteurs municipal, environnemental, de la mise en valeur culturelle et patrimoniale, de l’éducation, de l’économie, du tourisme, du transport maritime et de la chasse et pêche récréatives. La première rencontre du comité devait avoir lieu le 5 mars dernier.
Pêches et Océans Canada et le ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec y ont le titre d’observateurs, pour leur permettre de faire le suivi de l’évolution du dossier auprès de leur ministère respectif. Les centres de recherche MERINOV et le CERMIM, respectivement spécialisés en innovation de la pêche et de la mariculture et en milieux insulaires et maritimes, sont également présents afin de partager leur expertise selon les besoins du comité.
Les recommandations qui découleront de l’étude de faisabilité prendront la forme d’une loi miroir fédérale-provinciale. « La loi ne sera calquée ni sur quelque chose de fédéral, ni sur quelque chose de provincial, fait valoir Éric Lebel. La loi sera calquée sur le projet qu’on va définir ensemble, avec la communauté, ici. Et on a deux ans pour essayer de bien faire ça, pour s’assurer qu’ultimement le projet qui prendra forme réponde aux aspirations des gens d’ici. »
ENVIRONNEMENT – page 30 – Volume 33,1 Février-Mars 2020