En raison de l’effondrement observé des stocks de crevette de l’estuaire et du golfe du Saint-Laurent, c’est sans surprise que la ministre fédérale des Pêches, Diane Lebouthillier, a annoncé le maintien d’une pêche minimale commerciale, avec un total autorisé des captures (TAC) aussi faible que 3 060 tonnes pour la prochaine saison. Pour le Québec, on parle de 1 080 tonnes. Cette annonce n’augure rien de bon pour l’industrie de la crevette.
Il s’agit d’une baisse draconienne de 79 % du TAC par rapport à celui de l’année dernière, qui était établi à 14 524 tonnes. Or à peine un peu plus de 5 000 tonnes avaient été capturées par les crevettiers du Québec, du Nouveau-Brunswick et de Terre-Neuve-et-Labrador en raison de la rareté de la ressource.
La répartition du TAC de 3 060 tonnes pour chacune des quatre zones de pêche se lit comme suit : 1 757 tonnes allouées pour Esquiman, 488 tonnes pour Anticosti, 342 tonnes pour Sept-Îles et 473 tonnes pour Estuaire.
DÉCEPTION
Selon le directeur de l’Office des pêcheurs de crevette du Québec (OPCQ), ses membres sont déçus de l’annonce de la ministre. «Déjà que c’était difficile depuis quelques années, voilà que ça va être encore pire», prévoit Patrice Element. En contrepartie, les pêcheurs savent bien que la biomasse n’est plus ce qu’elle était. Donc, les crevettiers s’attendaient à une telle annonce. «On ne pouvait pas espérer mieux. C’est le moins pire des scénarios.»
Même son de cloche du côté de l’Association des capitaines-propriétaires de la Gaspésie (ACPG). «C’est ce que les scientifiques avaient proposé et on était d’accord, confirme le crevettier et président de l’organisme, Vincent Dupuis. On n’avait pas le choix. L’an passé, on n’a pas pris nos contingents. Donc, il n’y a aucune surprise!»
Comme le TAC représentera environ 60 000 livres de crevette par pêcheur, la rentabilité sera impossible à atteindre, selon M. Dupuis. «Ça représente un voyage de pêche!», expose-t-il. Le président de l’ACPG ne va quand même pas jusqu’à qualifier l’annonce de moratoire déguisé. «Au moins, on va pouvoir faire une pêche dirigée qui va donner des renseignements aux scientifiques», fait-il valoir.
L’octroi d’un si faible volume ne plaît assurément pas plus à l’Association québécoise de l’industrie de la pêche (AQIP). Cela représentera bien peu pour les usines de transformation de Rivière-au-Renard, de L’Anse-au-Griffon et de Matane.
«Est-ce qu’on peut se permettre d’ouvrir une usine?, va jusqu’à se demander son directeur général, Jean-Paul Gagné. Aucune usine n’a transformé un volume aussi bas. Il y a des coûts à ouvrir une usine et c’est dispendieux. Dans les prochaines semaines, on va constater le désastre!»
Bien que la transformation soit de juridiction provinciale, Jean-Paul Gagné se désole que la ministre Lebouthillier n’ait fait aucune annonce particulière pour accompagner le secteur de la transformation.
Pour la prochaine saison, l’importation de la crevette congelée étrangère devient la seule porte de sortie pour les usines. Cependant, en raison du coût élevé du transport, la question de la rentabilité demeure entière, selon M. Gagné, d’autant plus que les usines ne peuvent pas non plus compter sur l’aide de l’Organisation mondiale du commerce. Les usines de Rivière-au-Renard et de L’Anse-au-Griffon, qui dépendent uniquement de la transformation de la crevette, n’auront donc d’autre choix que de diversifier leurs activités. Mais, il faudra leur donner le temps de s’organiser, à son avis.
PÊCHE AU SÉBASTE
Pour les pêcheurs de crevette, la pêche au sébaste demeurait une grande partie de la solution à moyen et long termes. Cependant, avec l’annonce qui a été faite, non seulement auront-ils très peu de quota pour la prochaine saison, mais ils n’en auront jamais assez pour être rentables, de l’avis de M. Element. «Le fait que les bateaux-usines puissent revenir dans le golfe ne fait pas l’affaire de personne! En donnant 60 % des quotas aux grosses corporations, il n’en restera plus beaucoup pour nous!»
Avec 10 % du TAC de 25 000 tonnes annoncé initialement, il ne restera que 2 500 tonnes pour les 80 à 90 crevettiers du golfe. En moyenne, chacun pourra pêcher environ 65 000 livres, ce qui représentera environ à peine deux jours de pêche. «Pas un gars ne va mettre son bateau à l’eau pour ça, prévient le directeur de l’OPCQ. Personne n’investira dans le sébaste. Qui va se construire ou s’acheter un chalut de 100 000 $ pour quelques dizaines de milliers de livres par année? On vient de tuer tout espoir de s’en sortir. C’est la catastrophe! La perspective de développement n’est pas là.»
La déception est partagée par les crevettiers de l’ACPG. «La ministre nous avait dit qu’elle allait faire une bonne annonce, rappelle Vincent Dupuis. On s’attendait à plus! C’est le clou dans le cercueil. Avec ce qu’elle a annoncé, on ne peut pas prendre la mer.»
Malgré tout, les crevettiers tentent de trouver des solutions.
Une manifestation d’une centaine de personnes devant les bureaux de la ministre Lebouthillier à Grande-Rivière, le 20 février dernier, a démontré la mesure du désarroi des pêcheurs. «C’est du jamais-vu, laisse tomber le porte-parole de l’ACPG. Le découragement est total. On a travaillé toute sa vie dans la pêche et du jour au lendemain, on ne peut plus pêcher! Des pêcheurs et des aides-pêcheurs de Terre-Neuve-et-Labrador et du Nouveau-Brunswick sont aussi venus nous supporter avec les dirigeants de leurs organisations lors de cette manifestation parce qu’ils vivent exactement la même situation que nous les pêcheurs gaspésiens.»
La capture des 65 000 livres de sébaste rapportera un peu plus de 20 000 $ aux pêcheurs. «C’est le prix de mes assurances, sans compter que je n’ai pas préparé mon bateau ni payé mes hommes de pont, s’indigne Vincent Dupuis. Aucun membre de l’équipage ne va accepter de faire seulement deux voyages dans l’année pour pouvoir faire vivre sa famille! Nos entreprises sont vouées à la faillite. L’aide de Mme Lebouthillier est nulle. C’est une aide à mourir! Les banques n’attendront pas deux ou trois ans pour qu’on paie nos bateaux!»
De son côté, Jean-Paul Gagné se réjouit que la demande de l’AQIP pour la pêche au sébaste ait été acceptée. Mais, le contingent est trop faible, selon lui. «Cette annonce est loin d’être excitante! Ce n’est pas une décision acceptable. Ça nous met dans une drôle de situation. Ce n’est pas plus de sébaste qu’avec la pêche exploratoire. Il faut trouver des solutions, mais elles ne sont pas faciles à trouver.» Cela fait dire à M. Gagné qu’il s’agit d’une décision politique.
RETOUR DES BATEAUX-USINES
La ministre fédérale des Pêches a indiqué que son annonce allait passer à l’histoire. Pour le président de l’ACPG, le seul caractère historique de son annonce est de faire reculer l’industrie de la crevette de quelques décennies. «À la fin des années 1970, le ministre des Pêches du temps, Roméo Leblanc, avait fermé le golfe aux bateaux de plus de 100 pieds. Son garçon, Dominic Leblanc, a renforcé le principe de pêcheur-opérateur. Aujourd’hui, Mme Lebouthillier vient de reculer de 30 ans en autorisant les bateaux de 100 pieds et plus à venir dans le golfe. Mon père s’est battu pour ça et aujourd’hui, c’est une députée-ministre de notre circonscription qui l’autorise! Je n’aurais jamais cru ça possible.»
FONDS DES PÊCHES ET JUMELAGE DES PERMIS
En prolongeant le Fonds des pêches du Québec de deux ans en priorisant les projets pour le sébaste, Vincent Dupuis croit que seule l’entreprise Madelipêche aux Îles-de-la-Madeleine aura le quota. «Il n’y aura rien pour les autres pêches qui vont mal!»
Le jumelage de plusieurs quotas sur un même navire pourra peut-être convaincre cinq ou six crevettiers membres de l’OPCQ à prendre la mer avec l’ensemble du quota de la flotte au cours de la prochaine saison, évalue Patrice Element, en autant qu’une usine voudra bien accueillir leur produit. «C’est la seule chance d’avoir des bateaux à l’eau», croit-il.
Vincent Dupuis estime plutôt que la formule du jumelage est un non-sens. «Les frais de mon bateau ne sont pas éliminés parce que j’ai embarqué sur un autre bateau!»
Enfin, M. Dupuis croit que l’absence d’un plan de restructuration de la flotte comprenant le rachat de permis, tel que souhaité par les crevettiers, acculera des entreprises de pêche à la faillite. «Ce sera une rationalisation qui ne coûtera pas cher au ministère!»
GASPÉ-NORD – page 07 – Volume 37,1 Février-Mars 2024