Le Regroupement des pêcheurs professionnels du nord de la Gaspésie dresse un bilan de la dernière saison de pêche au flétan du Groenland tout aussi désastreux que celui de 2023. Le poisson, communément appelé turbot, se fait de plus en plus rare dans les filets des pêcheurs. Le directeur de l’organisme manque de mots pour décrire la situation : «C’est désastreux, c’est catastrophique, qualifie Jean-René Boucher. Bref, c’est très négatif comme saison de pêche.»
«Peu de pêcheurs ont été actifs, poursuit-il. Quelques-uns sont allés pour vérifier ce qu’ils pourraient faire comme capture. Mais le poisson n’était pas au rendez-vous à la grandeur de l’estuaire et du golfe.»
Un contingent global de 823 tonnes avait été alloué pour la dernière saison. Lors de l’entrevue avec Pêche Impact, M. Boucher ne disposait pas encore de la quantité de turbots débarquée. «Si on a atteint 30 tonnes, c’est beau, estimait-il sommairement. C’est vraiment famélique comme débarquement.» Le nombre de pêcheurs de turbot actifs est en diminution année après année au Québec. Cette année, ils n’étaient que 9, comparativement à 27 l’année dernière.
Avenir incertain
La biomasse totale de turbot de taille commerciale se situe tout juste au-dessus de la barre des 10 000 tonnes. Si elle devait descendre sous cette valeur, il y aura fermeture de la pêche.
Or compte tenu du contexte précaire de la ressource depuis quelques années, il va sans dire que la suite des choses est incertaine pour l’industrie. «On est sur le qui-vive à savoir s’il y aura un moratoire ou pas», admet le dirigeant du Regroupement.
Les pêcheurs de turbot nourrissent beaucoup d’espoir par rapport à l’émission de nouveaux permis de pêche exploratoire au homard, dont une annonce est attendue dans les prochaines semaines. «Les pêcheurs des flottilles de crevettiers et de turbotiers sont dans les priorités des orientations données par la ministre Diane Lebouthillier au MPO [ministère des Pêches et des Océans], souligne M. Boucher. Donc les turbotiers espèrent de bonnes nouvelles. S’ils n’ont pas ces permis, certains turbotiers vont se retrouver en faillite ou devoir cesser leurs activités parce qu’elles ne seront plus rentables.»
Débarquements les plus faibles en 54 ans
La dernière mise à jour de l’indicateur de l’état des stocks de turbot du golfe du Saint-Laurent a été réalisée en novembre 2023 et publiée à l’hiver 2024. Selon l’approche de précaution en vigueur, des observations et conclusions ont été dégagées afin d’expliquer la raison pour laquelle ces stocks se maintiennent dans la zone de prudence. Selon les indicateurs sommaires, les débarquements ont été les plus faibles depuis 1970, année où le MPO a commencé à compiler des données.
«On a aussi regardé les indices de conditions des turbots de différentes tailles, indique le biologiste en évaluation des stocks de flétan du Groenland à l’Institut Maurice-Lamontagne (IML), Jean-Martin Chamberland. Ces indices permettent de savoir si les poissons sont maigres ou bien portants pour une taille donnée. Ça peut avoir un lien sur la croissance et la survie. Lors de l’évaluation de 2022, on avait observé de très faibles conditions pour les individus de toutes les tailles. C’était un élément préoccupant.»
En 2023, les conditions des individus de taille commerciale étaient aussi très faibles. «C’est probablement lié à la faible biomasse de crevettes et de capelans qu’on observe dans le golfe», fait-il comme réflexion.
Les scientifiques de l’IML ont aussi étudié l’indicateur principal de l’état du stock de la biomasse des turbots de plus de 40 cm dans le relevé écosystémique du nord du golfe, qui couvre aussi l’estuaire. «On a observé une importante diminution de l’indice de cette biomasse de 2022 à 2023, fait valoir le biologiste. En 2023, l’indicateur de biomasse de l’état du stock était en bas de la zone de prudence.»
Une autre conclusion importante, c’est que les changements écosystémiques ne sont pas favorables au turbot. «Le réchauffement des eaux profondes et la diminution de l’oxygène dissout peuvent avoir un lien avec sa performance physiologique, sa croissance et son alimentation, explique le scientifique. De plus, il y a des quantités importantes de sébastes qui consomment des proies en commun avec le turbot. Au cours des dernières années, on avait aussi observé une faible abondance des proies que sont le capelan et la crevette nordique.»
Si l’évaluation des stocks de turbots se maintient dans la zone de prudence, c’est parce que la biomasse estimée est encore au-dessus du point de référence limite provenant de la biomasse observée de 1990 à 1994, de l’avis de Jean-Martin Chamberland.
Prochaine évaluation des stocks
La prochaine évaluation scientifique des stocks de turbots est prévue l’hiver prochain. Il y aura la mise à jour des indicateurs tirés des programmes de monitorage, les indices d’abondance de la biomasse et de recrutement ainsi que la répartition du turbot en fonction de l’environnement, que ce soit la profondeur ou la température. Les chercheurs mettront aussi à jour les indices provenant d’autres relevés scientifiques et se pencheront sur le monitorage environnemental de l’écosystème.
Les résultats d’un relevé scientifique hivernal, qui s’est échelonné de 2022 à 2024, seront également présentés. Les données de la pêche commerciale seront aussi examinées : les débarquements, le programme de monitorage des captures, le programme des observateurs en mer. Les biologistes exposeront également les résultats d’une étude sur les pertes de turbots par décrochage et décomposition dans la pêche aux filets maillants. Tous ces résultats seront divulgués lors de l’évaluation des stocks prévue en février et lors du Comité consultatif de l’industrie du poisson de fond du golfe en mars prochain.
Facteurs pouvant expliquer la disparition du turbot
Jean-Martin Chamberland estime que la disparition soudaine du turbot depuis deux ans peut être causée par plusieurs facteurs qui ne sont pas quantifiables. «On observe une diminution de la croissance des turbots et elle stagne en dessous de 40 cm, alors que la taille légale est de 44 cm.»
Les scientifiques remarquent également une diminution du recrutement. «Les cohortes qui sont disponibles pour la pêche sont de moins grande importance», confirme le biologiste. Un autre facteur est lié à l’environnement, qui est défavorable pour le turbot.
Une hypothèse subsiste selon laquelle la migration du turbot aurait changé selon les saisons. «On n’a aucune indication de profondeur ou de répartition dans les secteurs où on le retrouve, fait valoir le scientifique. On n’en voit pas à l’extérieur du golfe ou dans le chenal laurentien. Il n’est pas non plus ailleurs dans la colonne d’eau. On le retrouve depuis 35 ans aux mêmes profondeurs, même si les conditions se dégradent.»
LES POISSONS DE FOND – page 4 – Volume 37,5 Décembre 2024 – Janvier 2025