Le thon rouge est l’une des premières espèces gérées par la Commission internationale pour la conservation des thonidés de l’Atlantique (CICTA) à intégrer les facteurs liés aux changements climatiques à ses avis de gestion. La décision d’adopter cette nouvelle approche a été prise en novembre 2022 par la CICTA, dont est membre le Canada, et a mené à la tenue d’un forum virtuel organisé sur cette question en juillet dernier. À juste titre sans doute, cette réunion spéciale se tenait alors même que les températures estivales battaient des records et que la NASA déclarait que «l’océan avait la fièvre».
«Que les gestionnaires de la CICTA reconnaissent formellement l’importance d’être proactif face à ces enjeux et faire avancer la science marque effectivement un tournant, explique Alex Hanke, chercheur principal sur les grands pélagiques à la Station biologique du ministère des Pêches et des Océans (MPO) à Saint-Andrews, au Nouveau-Brunswick. Ils ont tardé à réagir, certes, mais devant les différentes initiatives internationales pour résoudre la crise climatique, dont la convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques, l’Accord de Paris, le Pacte de Glasgow pour le climat, etcetera, ils ont jugé nécessaire de se rattraper, de monter à bord et de faire quelque chose.»
Les changements climatiques peuvent avoir des impacts considérables sur les thonidés, entre autres, sur la productivité des populations, leurs habitats propices et leur distribution. L’idée est d’adapter les mesures de conservation des stocks pour en assurer la résilience, en protéger les habitats et préserver la viabilité des pêcheries. Or, bien qu’on parle d’une urgence environnementale sans précédent et qu’une mise à jour du plan d’action de la CICTA devait initialement être adoptée en ce sens à sa dernière réunion annuelle, tenue en Égypte du 13 au 20 novembre 2023, on est encore bien loin de la coupe aux lèvres, souligne M. Hanke.
«Le thon est une espèce hautement migratrice, dit-il. Et si on veut bien répondre aux enjeux des changements climatiques dans l’évaluation scientifique de nos stocks, on doit comprendre la relation entre les facteurs climatiques et les caractéristiques du stock. On pense, par exemple, au recrutement de nouveaux individus et à la capacité de support de l’écosystème sous l’effet des changements climatiques. On doit aussi comprendre comment ça affecte leurs mouvements, leur distribution et leur capacité à se nourrir de proies saines qui se répercute sur leur croissance, leur maturation, leur potentiel reproducteur et leur survie aux différentes classes d’âge.»
TEMPS ET ARGENT
Alex Hanke note également qu’il faut du temps et de l’argent pour étudier les impacts qu’ont les changements climatiques sur les stocks halieutiques. «Le SCRS (Secrétariat canadien de recherche scientifique), dont je suis le coprésident du sous-comité sur les écosystèmes et les prises accessoires, a un rôle important à jouer [auprès de la CICTA] et nous sommes à voir si notre structure actuelle est adéquate pour mettre en place les stratégies d’adaptation qu’elle préconise. Nous avons déjà beaucoup de travail sur la planche. Alors, nous n’avons pas nécessairement la capacité de nous pencher sur toutes ces nouvelles considérations. Mais si elles sont vraiment très importantes pour la Commission, on pourrait devoir mettre de côté tous nos autres travaux pour s’y concentrer.»
Cela dit, tous les scientifiques canadiens du MPO sont déjà à pied d’œuvre et travaillent en étroite collaboration, de la Colombie-Britannique aux provinces atlantiques, pour tenter d’incorporer l’impact des changements climatiques dans leurs évaluations de stocks. Selon Daniel Duplisea, chercheur en écologie systémique à l’Institut Maurice-Lamontagne (IML), ils en ont l’obligation depuis la mise à jour de la Loi sur les pêches en 2019. Ils cherchent entre autres à définir les variables climatiques à intégrer de façon systématique dans les évaluations scientifiques et faire en sorte que ce soit recevable lors de la révision par les pairs.
«Toutes les organisations de pêche à travers le monde, tant internationales que domestiques, ont les changements climatiques sur leur radar, soutient-il. Toutes nos juridictions sont obsédées par ça. Et on est tous à se demander comment offrir des avis judicieux qui en tiennent compte. Nous apprenons beaucoup les uns des autres sur les meilleures pratiques, les bonnes pratiques à intégrer. Mais tout dépend de la particularité d’un stock, de sa situation géographique et des changements climatiques qui s’y produisent. Il n’y pas une seule recette applicable à tous.»
Ainsi, selon M. Duplisea, un des principaux défis pour les scientifiques du MPO vise notamment à établir, pour chaque stock concerné, son seuil limite d’exploitation en concordance avec l’approche de gestion par précaution. «Pour chaque espèce, on essaie de calculer le risque que la pêche commerciale la fasse tomber sous le point de référence limite [entre la zone de prudence et la zone critique], expose-t-il. Au cours des prochaines années, les changements dans l’environnement vont changer ce niveau de risque. Le changement pourrait être bon ou mauvais, selon la capacité du stock à réagir au réchauffement de l’eau, à l’hypoxie, à la prédation, par exemple. Alors, on n’en est encore qu’aux grands principes, aux hypothèses. Mais on a quand même une bonne idée de la façon de s’y prendre et pour quelques stocks particulièrement sensibles on commence déjà à émettre des avis scientifiques qui tiennent compte des changements prévisibles à court terme, sur un horizon de deux à trois ans.»
PROCHAINE RÉUNION
Sur le plan international, Alex Hanke précise qu’une seconde réunion de la CICTA pour discuter de son plan d’action en lien avec les changements climatiques se tiendra les 2 et 3 juillet prochains. On y discutera des mesures à prendre pour en arriver à fournir des avis de gestion qui intègrent correctement les facteurs climatiques et ce, pour toutes les espèces sous sa juridiction incluant le thon rouge. Ce plan devra ensuite être approuvé en novembre 2024 par ses plus de 50 états membres. Les résultats de cette rencontre n’affecteront toutefois pas les recommandations de gestion à court terme du thon rouge, puisqu’on en sera alors à la fin de la deuxième année de son plan de gestion triennal 2023-2025.
Notons que le Québec, qui bénéficie de 5,09 % de l’allocation canadienne côtière de thon rouge, bénéficiait d’un quota de 29 tonnes l’an dernier. Ce tonnage incluait une quantité reportée de l’année précédente, de même qu’une part de plus de trois tonnes provenant du Mexique à des fins de recherche scientifique. Les pêcheurs madelinots en ont livré à quai un volume de 6,9 tonnes, soit 26 % des captures provinciales totales de 26,6 tonnes.
On compte aux Îles-de-la-Madeleine 17 détenteurs de permis contre 36 en Gaspésie. Globalement, l’ensemble de la flottille québécoise a capturé 101 poissons d’un poids moyen de 266 kg, en 2023, contre 114 individus d’une masse moyenne de 267 kg en 2022. Quant au prix moyen payé au débarquement, il a été de 19,81 $/kg, l’an dernier, selon les données préliminaires du MPO. En comparaison, il était de 7,44 $/kg en 2022 et de 19,81 $ /kg en 2021.
GESTION – page 34 – Volume 37,1 Février-Mars 2024