En plein pic des premiers arrivages de crabe des neiges la semaine dernière, la production en usine des Îles-de-la-Madeleine a été chamboulée par une problématique d’approvisionnement en eau potable. Deux bris majeurs survenus successivement sur les conduites maîtresses du réseau d’aqueduc de l’île centrale, et une défaillance du système de télémétrie qui régule le pompage des puits de Grande-Entrée, ont fait plonger sous le seuil critique le niveau des réservoirs qui alimentent les usines Fruits de mer Madeleine et Pêcheries LéoMar. Chez FMM de L’Étang-du-Nord, par exemple, on a dû se tourner vers des entreprises de l’Île-du-Prince-Édouard et de la Gaspésie pour faire cuire et congeler jusqu’à 160 000 livres de crustacés, soit un volume équivalent à celui de quatre camions remorques.
Le directeur général de l’usine James Derpak raconte qu’il n’a débuté ses opérations que le mardi 8 avril, soit avec une journée de retard, puis a dû fermer le lendemain après-midi, et ce jusqu’au vendredi matin, à la demande des autorités municipales. « On a eu une réunion d’urgence avec la Municipalité pour discuter de la situation et on a convenu de laisser le temps au niveau d’eau de remonter à la normale, résume-t-il. Cette crise nous a donc forcés à fermer l’usine pendant deux journées et demie. »
Qualifiant la situation d’exceptionnelle, la Municipalité des Îles explique que la baisse de ses réserves d’eau potable en raison d’un enchaînement de circonstances techniques a été exacerbée par la très forte demande des commerces et industries du territoire, qui reprennent tous en même temps leurs activités saisonnières. Cela dit, chez Pêcheries LéoMar, où la production n’a été stoppée qu’une demi-journée, on s’est débrouillé temporairement grâce à une combinaison de pompage d’eau salée et d’approvisionnement en eau douce par camion-citerne provenant de Havre-aux-Maisons, pour maintenir les opérations et répondre aux besoins d’hygiène des sanitaires de l’usine. «Le moins que l’on puisse dire c’est que ça été assez bordélique comme début de saison!», lance son président-directeur général, Christian Vigneau.
Instabilité des marchés
Autrement, James Derpak qualifie de spécial, ce début de saison 2025, non seulement en raison des enjeux d’eau potable et des apprentissages substantiels que la robotisation de l’usine de L’Étang-du-Nord impose à son équipe, mais aussi en raison de l’instabilité des marchés provoquée par la guerre tarifaire du président des États-Unis, Donald Trump. Ainsi, bien que le crabe des neiges soit finalement exempté de la menace de tarifs douaniers de 25 % qui a plané sur les acheteurs américains ces derniers mois, voilà que les acheteurs asiatiques, qui de leur côté étaient enthousiasmés par la perspective d’un tel rabais, se trouvent refroidis dans leur élan d’importation. D’autant plus que les prix proposés sur les quais du sud du golfe du Saint-Laurent ont pour ainsi dire doublé par rapport à la même période de l’an dernier, passant de 3,50 $/lb-3,75 $/lb, à 7 $/lb-7,25 $/lb selon que les bateaux soient dotés ou non d’une cale à eau.
«On est très content de l’absence de tarif, clairement, mais le sujet a débalancé tous les pays, expose le DG de FMM. La demande est forte malgré tout, parce que le quota est lui-même amputé du tiers par rapport à 2024. Mais les Japonais, chez qui nous avons écoulé 90 % de notre production l’année dernière, sont ébranlés parce qu’ils doivent accoter le plein prix. Ils se creusent la tête pour décider quoi faire et, en attendant, ils ont freiné leur demande. Ils attendent de voir si l’arrivée du crabe terre-neuvien sur le marché, en début de semaine prochaine, va entrainer une baisse générale des prix.»
Il faut savoir à ce propos que le prix aux pêcheurs que l’industrie de Terre-Neuve-et-Labrador affiche ces jours-ci n’est que de 4,97 $/lb. Or, M. Derpak dit se croiser les doigts pour que disent vrai les analystes qui prévoient quand même une stabilité des ventes de gros, puisqu’il y a également une forte demande américaine pour le lucratif crabe norvégien. « Il y a beaucoup de compétition pour la matière première, relève-t-il. Mais je dirais aussi que le marché reste fragile aux États-Unis et qu’avec l’ouverture hâtive de la pêche à Terre-Neuve, par rapport à l’an dernier, 7 $/lb me semble agressif pour commencer la saison dans zone 12. »
Pêcheurs satisfaits
Les pêcheurs, quant à eux, se déclarent satisfaits de leurs captures de la première semaine de pêche, malgré la baisse majeure du taux de prises admissibles cette année. Les capitaines de la flotte semi-hauturière traditionnelle que nous avons interrogés, dont Denis Éloquin, propriétaire du GD Noël, disent ne pas avoir perçu la baisse de 24 % de la biomasse du crabe des neiges du sud du Golfe, rapportée par le ministère des Pêches et des Océans dans sa plus récente évaluation scientifique (Pêche Impact, Février-Mars-Avril 2025). « Ça ne paraît pas pantoute, affirme M. Éloquin. Le rendement est assez élevé dans les casiers. Je suis déjà aux deux tiers de mon quota après trois sorties! »
Même son de cloche chez son confrère Francis Poirier, à la barre du Francis-Éric, qui rapporte des prises par unité d’effort aussi bonnes qu’à pareille date l’an dernier. « Dans la plupart des secteurs, les prises du début de saison semblent similaires à celles de la première semaine de pêche de l’an passé. Le crabe est beau et de belle qualité! Reste à voir si ça va perdurer, mais c’est encourageant pour la suite », déclare-t-il.
Les crabiers traditionnels de la zone 12 ont vu leur quota global diminuer de 33,8 % ce printemps, par rapport à la saison 2024, tandis que ceux de la petite zone 12 F située le long du chenal laurentien ont été amputés de 28,6 %. C’est le cas de Jean-Gabriel Cormier, capitaine du Cap-Adèle, qui, lui aussi, constate jusqu’ici une certaine stabilité avec l’an dernier. « On voit que la biomasse est encore très forte. On avait un 16 000 livres à notre premier voyage; c’est très bon, commente-t-il. Et 15 000 au deuxième; ce qui est très bon aussi. Ça représente peut-être une petite différence par rapport à l’année passée, mais on pense que c’est dû aux puces de mer qui affectent beaucoup le rendement de l’appât. Cette année, il y en a énormément, comme on a rarement vu! Quand on lève les cages, au bout de 24, 48 heures, il n’y a plus rien comme appât. Et quand il n’y a pas d’appât, le crabe n’a plus aucune raison de rentrer dans la cage. »
Quant au prix pour les captures à quai, les crabiers des Îles sont évidemment heureux des 7 $/lb-7,25 $/lb annoncés jusqu’à présent, alors que le prix final de 2024 s’est établi à 4,85 $/lb. « On est très satisfaits mais on n’a pas encore de prix officiel, nuance le capitaine du Cap-Adèle. On a juste des ouï-dire. Mais on est très contents de ce que le marché laisse miroiter! »