La population de sébaste de l’Unité 1 du golfe du Saint-Laurent connaît un taux de mortalité naturelle préoccupant, selon ce qui ressort de la plus récente mise à jour scientifique du ministère des Pêches et des Océans. La biologiste Caroline Senay, responsable de l’évaluation du stock à l’Institut Maurice-Lamontagne (IML), estime que la population décroit en moyenne de 25 % par année, et ce même en l’absence de pêcherie. La biomasse globale des deux espèces de poisson rouge présente dans le Golfe – S. mentella et S. fasciatus – est ainsi passée de 4,3 millions de tonnes en 2019, à 3,2 millions tonnes en 2021, puis à 2,15 millions tonnes cette année.
«Ça peut bouger un peu d’une année à l’autre juste parce qu’on ne compte pas tous les poissons; on fait juste un estimé, explique-t-elle. Mais ces dernières années, on n’a pas vu beaucoup de croissance – les poissons ne grandissent plus beaucoup –, puis on n’a pas vu de nouveau recrutement, de nouveaux bébés dans le système. Donc, on s’attend à ce que la biomasse – pêche, pas pêche – continue de baisser dans les prochaines années. En fait, ça fait des années qu’on se demande s’il n’y a pas trop de sébaste dans l’écosystème et s’il y a assez de nourriture pour tous. Et là, on se rend compte que ces inquiétudes, que partageait aussi l’industrie, se concrétisent.»
Mme Senay fait aussi remarquer que les poissons S. mentella de taille commerciale, soit de 22 cm et plus, comptent à eux seuls pour 98 % de la biomasse globale, avec un tonnage de 2,1 millions. Or, ces poissons, dont la très grande majorité mesure entre 24 cm et 25 cm, ne grandissent plus depuis trois ans. Cela les rend plus vulnérables aux prédateurs de taille supérieure, qu’il s’agisse de sébaste, de morue, de flétan ou de phoques, par exemple. «Il y a tellement de sébaste dans l’écosystème qu’on en voit aussi dans les estomacs de pas mal toutes les espèces, indique la biologiste. Et les sébastes sont beaucoup plus petits que ceux qu’on avait avant et donc, dans la chaine alimentaire, ça veut dire qu’il y a plus d’individus qui sont capables de les manger.»
Dans un tel contexte, et surtout en l’absence de recrutement significatif, la reprise de la pêche commerciale au sébaste dans le Golfe pourrait n’être que d’une relative courte durée, signale la biologiste de l’IML. Elle précise que le taux d’exploitation de la ressource recommandé par les sciences, soit entre 88 000 et 318 000 tonnes, compte pour la moitié du taux médian de mortalité naturelle. À ce rythme, Caroline Senay calcule qu’il restera beaucoup moins de poissons dans l’eau dans un horizon de six à neuf ans. «Entre six et neuf ans, selon l’intensité de la pêche, il devrait rester moins de 10 % de la biomasse actuelle de 2,15 millions tonnes, affirme la biologiste de l’IML. Donc moins de 215 000 tonnes pour S. mentella. On serait encore dans la zone saine, mais on parle de beaucoup moins de prélèvement potentiel.»
GRANDES INCERTITUDES
Cela dit, les scientifiques de l’IML nagent en pleine incertitude en raison des changements climatiques. Mme Senay fait remarquer que l’abondance jusque-là inégalée des petits sébastes nés en 2011, 2012 et 2013, a probablement été favorisée par le réchauffement des eaux du Golfe. Aussi espère-t-on ne pas avoir à attendre un autre 30 ans avant de voir un nouveau recrutement significatif apparaître dans l’écosystème. Fait à noter, en 1984, la biomasse totale des deux espèces de poisson rouge était d’environ trois fois inférieure à celle d’aujourd’hui.
«On peut penser que les conditions du Golfe vont être encore bonnes pour de nouvelles cohortes, affirme la biologiste. On a d’ailleurs vu des bébés arriver ces dernières années, mais vraiment pas en quantité comme les cohortes de 2011-2012-2013. Et on a aussi vu que les gros sébastes ont la fâcheuse habitude de manger les petits. Cependant, ce n’est pas impossible que quand la biomasse des gros individus va commencer à diminuer, que ça va laisser une chance aux plus petits de passer au stade adulte sans se faire manger.»
La responsable de l’évaluation du stock de sébaste de l’Unité 1 note également que les changements climatiques ont une incidence importante sur le «trait d’histoire de vie» des poissons. C’est-à-dire que leur taille, leur croissance, leur maturité sexuelle et leur taux de mortalité ne sont plus du tout ce qu’ils étaient par le passé. Les poissons rouges d’aujourd’hui sont plus petits, leur croissance est plus lente, ils se reproduisent plus hâtivement et ils meurent aussi plus tôt qu’avant, relève Caroline Senay. «Ça change et ça change vite! Mais exactement où ça va aller? On a bien de la misère à le prévoir parce qu’on assiste à des conditions jamais observées. Aux sciences, on est sorti de l’enveloppe du connu et on fait du mieux qu’on peut, mais c’est vraiment difficile pour nous de savoir comment ces petites bibites-là vont réagir aux conditions qu’on a jamais vues dans le Golfe.»
DONNÉES EN TEMPS OPPORTUN
La biologiste de l’IML reconnaît d’ailleurs, comme le soulignait récemment le commissaire fédéral à l’environnement et au développement durable, que les scientifiques manquent de données provenant du secteur de la capture pour leurs évaluations de stock. Caroline Senay dit qu’il est difficile d’obtenir ces données «en temps opportun». «C’est sûr qu’on voudrait plus de données, mais la surveillance des pêches, ça reste compliqué de savoir ce qui sort de l’eau. On ne peut pas toujours être avec les pêcheurs sur les bateaux. Et c’est surtout difficile pour les sciences d’avoir les données qui existent. Ça peut prendre un an, deux ans, avant d’avoir les données de toutes les régions. Ça fait que c’est sûr que ça ne nous aide pas à bien faire notre travail.»
Est-ce que l’intelligence artificielle aidera bientôt à aplanir cette difficulté? «L’intelligence artificielle, on peut lui donner bien des qualités, bien des torts, mais ce n’est pas demain matin que ça va solutionner tous nos problèmes au niveau de la gestion de données, nous répond la biologiste de l’IML. Mais de là à formuler une recommandation pour obtenir les données des pêcheurs en temps opportun, ça sort de mon cadre de travail parce que ce n’est pas moi qui en fais la gestion. Alors, je ne suis pas en mesure de dire où, exactement, ça accroche.»
Entretemps, Mme Senay rappelle que l’IML mène des travaux de recherche en bassin, en collaboration avec une doctorante de l’Institut des sciences de la mer de l’Université du Québec à Rimouski (Pêche Impact, juin 2022) pour mieux comprendre et anticiper les effets des changements climatiques – en particulier la hausse des températures et la désoxygénation des eaux du Golfe – sur la biologie du sébaste. De plus, la biologiste nous informe que le prochain rapport d’évaluation scientifique du stock, qui inclura les données de l’Unité 2 au sud de Terre-Neuve, est prévu pour l’hiver 2025.
BIOLOGIE – page 02 – Volume 37,1 Février-Mars 2024