Dévoilé le 31 mai dernier, le plan de pêche 2024-2025 au sébaste de l’Unité 1 du Golfe assorti d’un contingent de 60 00 tonnes a été reçu comme une douche froide chez la plupart des pêcheurs et industriels. D’ailleurs, le choix du ministère des Pêches et des Océans (MPO) d’en faire le lancement un vendredi après 18 heures, sous le radar pour ainsi dire quand tout le monde a décroché pour le week-end, est en soi révélateur d’une annonce controversée.
Aux dires de l’industrie, c’est surtout la limite des prises accessoires, qui passe de 5% à 1% par voyage qui pose problème. D’autant plus que tout dépassement pénalisera non pas le seul pêcheur fautif, mais bien l’ensemble de la flottille, souligne Paul Boudreau, gestionnaire de Madelipêche. «C’est à peu près sûr que la pêche va fermer aussitôt qu’elle va être ouverte, affirme-t-il. Ça ne durera pas une semaine. Ce n’est pas logique!»
Pour le pêcheur semi-hauturier gaspésien Yan Bourdages, capitaine du MERIDIAN 66 de Rivière-au-Renard, c’est comme si les autorités fermaient l’autoroute dès qu’un automobiliste dépasse la limite de vitesse affichée. Il croit que le MPO ouvre ainsi la porte à «la plus grande course à la prise accidentelle de l’histoire». «Le pêcheur qui n’a qu’un seul voyage de pêche à faire, quand bien même qu’il défonce le by-catch, il s’en fout, parce que ce n’est pas lui qui est fautif. C’est l’ensemble de la flotte. Trouvez-vous ça normal? Et si la pêche ferme au bout d’une, deux, trois semaines, comment voulez-vous qu’on rebâtisse les marchés si on n’a pas de garanties d’approvisionnement? Comment les usines de transformation vont être capables de faire de la mise en marché?», questionne-t-il.
Qui plus est, l’industrie comprend difficilement pourquoi le MPO fixe à 90 mm le maillage minimum des culs de chalut, d’où s’échappent en principe les petits sébastes sous la taille commerciale de 22 cm, alors que les pêcheurs en recommandaient plutôt une largeur d’au moins 110 mm pour en minimiser la capture. «Dans le fond, le gros problème de ce ministère-là, c’est que les décisions sont toutes prises à Ottawa par du monde qui ne connaissent rien à la pêche», se désole Paul Boudreau.
RESTRICTIONS DE PROFONDEURS
D’autre part, le ministère n’autorise la pêche au sébaste dite d’été, soit du 15 juin au 31 octobre, qu’à de très grandes profondeurs supérieures à 164 brasses (300 mètres). En comparaison, la pêche d’hiver permise du 1er novembre au 31 mars pourra cibler les poissons qui se trouvent sous le seuil des 100 brasses (183 mètres) de la surface. Et tandis que le chalut de fond est permis durant la saison estivale, seul le chalut pélagique pourra être utilisé durant la saison froide.
Or tous s’entendent pour dire que ces mesures de gestion favorisent les gros navires hauturiers de plus de 100 pieds, de la Nouvelle-Écosse en particulier, au détriment des plus petits bateaux de taille inférieure qui ne sont pas adaptés au chalut pélagique. «Ce qui est nécessaire pour faire la pêche en chalut pélagique, c’est d’avoir une arche avec son enrouleur qui ne soit pas complètement sur le derrière du bateau, comme on le voit actuellement au Québec, explique Claudio Bernatchez, directeur général de l’Association des capitaines-propriétaires de la Gaspésie (ACPG) dont la flotte semi-hauturière varie entre 55 et 65 pieds de longueur. Donc il faut que l’arche soit avancée sur le pont, pour se retrouver plus près de la cabine, de sorte à donner plus d’espace pour travailler le chalut pélagique, le démêler, principalement. Parce que sinon, ça amène les membres d’équipage à prendre des risques trop importants pour leur sécurité dans des conditions de mer souvent difficiles. […] Alors on en a facilement entre 300 000 $ et 400 000 $ d’investissements à faire sur le bateau, pour s’adapter à la pêche au chalut pélagique.»
Par ailleurs, Denis Éloquin, capitaine du JEAN MATHIEU de Grande-Entrée, aux Îles-de-la-Madeleine, note que toutes ces restrictions ministérielles réduisent à peau de chagrin les zones de pêche au sébaste accessibles aux bateaux de moins de 100 pieds. Quand on additionne les différents refuges marins et autres zones de conservation des coraux et plumes de mer établies au cours de ces dernières décennies, il estime que la superficie des aires de pêche au poisson rouge ne représente plus que le quart de ce qu’elle était avant le moratoire de 1995.
«À 164 brasses et plus, ça nous prive de nos fonds de pêche traditionnels à fortes concentrations de poisson et ça nous laisse juste le milieu du chenal laurentien, déplore-t-il. Et non seulement on ne pourra pas y pêcher après la fin octobre parce que le Golfe va être réservé aux [engins] pélagiques, le poisson se trouve plus dispersé à ces grandes profondeurs. Ça veut dire qu’il va falloir faire des coups de chalut beaucoup plus long, ce qui va accentuer la problématique des prises accidentelles et précipiter les fermetures de pêche. Parce que plus longtemps le chalut est au fond de la mer, plus c’est dangereux de prendre des prises accidentelles. Alors tout ça mis ensemble fait que c’est complètement négatif pour les petits bateaux de moins de 100 pieds.»
ON NE PEUT PLAIRE À TOUS
Dans ce contexte très restrictif qui limite ses perspectives de rentabilité, Yan Bourdages admet qu’il ne sait pas s’il ira pêcher le sébaste cette année. Il croit que pour inciter les pêcheurs à prendre la mer, le MPO devrait les responsabiliser individuellement, de sorte à laisser à chacun la liberté de jeter son filet à la profondeur jugée adéquate selon les saisons. «Si on responsabilise le pêcheur, soit par des amendes, soit pas des retraits de permis pour un laps de temps, je peux vous garantir que tout le monde va éviter les by-catch. Tous les moyens vont être mis en œuvre pour ne pas avoir de prises accessoires», insiste le Gaspésien.
La ministre Diane Lebouthiller assure pour sa part avoir défini les règle du jeu de concert avec le Comité consultatif du sébaste et que bon nombre de ses membres en sont satisfaits. «Les discussions se poursuivent au niveau du comité et je vais suivre la situation de très près, nous a-t-elle déclaré en marge d’un point de presse sur un projet de pêche exploratoire au homard en Gaspésie. On va continuer de s’ajuster au cours de la phase 1 [d’une durée de deux ans], pour nous permettre de passer à la phase 2 [de pêche commerciale à grande échelle]. On est au début d’un processus. Est-ce que les décisions qui vont se prendre vont nécessairement plaire à tout le monde? Peut-être qu’on a des gens qui vont être déçus et que d’autres vont être contents. Mais pour moi, l’objectif est de protéger toutes les espèces et de faire en sorte qu’on puisse avoir un produit de qualité sur le marché et qu’on puise aussi avoir des pêches écoresponsables.»
Pour l’instant, il semble que le SAN MARCO VII tout frais sorti du chantier naval Forillon de Gaspé soit le seul navire québécois équipé d’un chalut pélagique. Son propriétaire, Marco Turbide, a d’ailleurs fait construire ce navire d’acier de 90 pieds de long spécifiquement pour la pêche au sébaste, et ce, même s’il n’a pas de permis de pêche au poisson de fond. Il espère acheter une part du quota de Madelipêche comptant pour 25% de l’allocation totale du Golfe, soit plus de 21,4 millions de livres, ou encore que son bateau soit nolisé. «On est en discussion depuis déjà plusieurs mois sur la possibilité d’acquérir éventuellement des actions de Madelipêche, nous informe-t-il. Parce qu’il y a peu ou pas de bateaux qui sont prêts présentement, je pense avoir ma place, avoir ma chance pour tirer mon épingle du jeu.»
De son côté, le président de l’Association des pêcheurs de sébaste des Îles (APSÎ) regroupant 15 membres, Jean-Bernard Bourgeois, applaudit lui-même aux restrictions en faveur de la pêche au chalut pélagique. «Autour du Golfe, il n’y a pas grand flotte qui soit adaptée pour la reprise du sébaste, concède-t-il. Mais nous, ce qui nous intéresse depuis le départ c’est d’avoir une pêcherie qui sera durable dans le temps. Et la pêche pélagique offre les meilleurs paramètres en sens.»
Cela dit, M. Bourgeois presse le MPO de clarifier le flou qui persiste sur les permis de pêche de ses membres, du secteur de la flotte côtière aux engins mobiles de moins de 65 pieds. C’est que le ministère laisserait entendre que le quota de 3 146 tonnes réservé pour cette catégorie, pourrait être subdivisé selon la longueur effective des bateaux de chacun. Or l’APSÎ réclame pour chacun un quota individuel identique, de même que l’opportunité d’acquérir un navire qui soit adapté aux conditions de mer plus périlleuses du chenal laurentien. «La raison primaire de cette revendication, c’est pour assurer la sécurité des pêcheurs, fait-il valoir. C’est pour sauver des vies. Donc, tout le monde doit pouvoir pêcher à bord d’un 65 pieds, que ce soit individuellement ou en buddy-up, pour éviter les mauvaises expériences.»
TESTS DE MARCHÉ
Entretemps, l’entreprise de transformation Fruits de mer Madeleine de L’Étang-du-Nord se prépare à expédier des échantillons de sébaste chez au moins deux de ses clients asiatiques basés au Japon. Le poisson sera rond ou encore étêté et éviscéré.
Selon le président de l’entreprise, Eudore Aucoin, on pourrait aussi faire des filets si les prises sont de calibre approprié. «D’ici la mi-août, on prévoit en transformer de 200 000 à 250 000 livres, indique-t-il. Et on va en profiter pour établir le pourcentage des différentes tailles de poissons pour chaque voyage de pêche, à savoir si c’est du 200 g, du 300 g, du 400 g, pour par la suite décider des productions possibles. On va envoyer des échantillons, faire des tests, prendre des photos, comme on nous le demande.»
L’usine Fruits de mer Madeleine traitera la ressource à même ses tables de travail dédiées au crabe des neiges. «Tout le monde part à zéro!, fait remarquer à ce propos M. Aucoin. Qu’est-ce qu’on fait? Du rond? Des boîtes de 30 livres? On commence à mettre certains morceaux du casse-tête en place.»
Quant à Pêcheries LéoMar de la Pointe-Basse, elle n’a pas encore établi de plan de match pour participer à la relance de la pêche au poisson rouge après une trentaine d’années de moratoire. «On regarde, on s’informe, et nos clients aussi, mais on n’a encore rien de concret, nous dit son président-directeur général Christian Vigneau. On a un intérêt pour le sébaste, mais reste à voir comment on s’organise pour embarquer dans cette pêcherie-là. Il y aura des décisions à prendre au cours des prochains mois.»
LES POISSONS DE FOND – page 06 – Volume 37,3 Juin-Juillet-Août 2024