Alors qu’ils devaient prendre la mer le 1er avril, les pêcheurs de crevette nordique sont toujours retenus à quai. Y aura-t-il une saison de pêche à la crevette cette année? Rien de moins sûr, si l’on en croit les principaux protagonistes de cette industrie. Il y a des gens qui se demandent si on va avoir une saison», s’inquiète le directeur de l’Office des pêcheurs de crevette du grand Gaspé (OPCGG), Patrice Element.
«Il n’y a personne de très optimiste, admet-il à l’issue d’une conférence téléphonique avec les membres du Comité consultatif de la crevette de l’estuaire et du golfe du Saint-Laurent, des pêcheurs et des transformateurs du Québec, de Terre-Neuve et du Nouveau-Brunswick. On va commencer si le prix décrété permet à tout le monde de pêcher et de transformer avec une certaine sécurité […].»
Le directeur général de l’Association québécoise de l’industrie de la pêche (AQIP) est plus confiant. Il espère que les activités puissent débuter le 1er juin. «Ce n’est pas facile, mais on cherche des solutions pour que les pêcheurs puissent aller à la pêche et pour que nous, on puisse acheter et ne pas être déficitaires en partant, indique Jean-Paul Gagné. Ce ne sera pas une belle année, mais on veut qu’il y ait une pêche et une transformation pour avoir de la crevette sur le marché. On veut garder nos clients! Il faut être positifs et optimistes!»
- Gagné croit aussi que cette pêche est importante pour l’économie des régions maritimes, particulièrement celle de la Gaspésie.
Comme le total autorisé des captures est de 17 999 tonnes, soit une hausse moyenne de 4 % comparativement à l’an dernier, le directeur général de l’AQIP estime que même si la pêche ne commençait qu’en juin, les pêcheurs auraient le temps de capturer leurs quotas individuels.
FACTEURS DE PARALYSIE
Si l’industrie de la pêche à la crevette a été paralysée au début avril, c’est parce qu’elle n’a pu recouvrer sa certification de pêche durable du Marine Steward Council (MSC) qu’à la mi-avril. Cette certification renouvelable aux cinq ans est importante pour les industriels parce qu’elle est notamment exigée par les marchés européens.
Si les pêcheurs n’ont toujours pas bougé, c’est aussi parce que les usines gaspésiennes ne sont pas prêtes à recevoir des débarquements de crevettiers puisqu’elles doivent, comme d’autres en Atlantique et surtout en Europe, supporter des inventaires importants de crevette non vendus de l’année dernière. Pour l’instant, Il y a donc peu d’espoir de reprise de la demande à l’échelle mondiale puisque ces marchés ne seront pas preneurs tant et aussi longtemps qu’ils n’auront pas écoulé une bonne partie de leurs stocks. Selon Jean-Paul Gagné, il y a même des inventaires de 2018 qui n’ont pas été écoulés.
Actuellement, les conditions du marché ne sont donc pas tant dictées par le prix de la crevette que par le fait que personne n’en veut. «Les marchés de la crevette nordique sont la Grande-Bretagne et les pays scandinaves, explique M. Element. Ces gens-là sont en arrêt comme nous. Il n’y a plus personne qui veut acheter de la crevette. Les transformateurs nous disent que les prix sont pourris et qu’ils vont être obligés de supporter des inventaires pendant un bon bout. Au Québec, au Nouveau-Brunswick et à Terre-Neuve, les transformateurs sont plus ou moins intéressés à acheter de la crevette.»
Le directeur général de l’AQIP le confirme: «La crevette, c’est bloqué; il n’y a pas de marchés. Le problème, c’est qu’il n’y a pas de prix parce que les inventaires sont tellement hauts!»
PRIX À LA BAISSE
Il faudra se rendre à l’évidence que si la saison 2020 s’amorce, elle sera marquée par une importante baisse des prix au débarquement. Lors de la première moitié de la saison de l’an dernier, qui a pris fin le 30 juin, les prix payés à quai étaient, en vertu du plan conjoint en vigueur pour le grand Gaspé, de 1,68 $ la livre pour la grosse crevette, de 1,35 $ pour celle de taille moyenne et de 1,14 $ pour la petite. À partir de la deuxième moitié de la saison, qui a débuté le 1er juillet, les prix ont été majorés à 2,18 $ pour la grosse crevette, à 1,80 $ pour la moyenne et à 1,45 $ pour la petite.
Comme les parties sont actuellement en négociation, personne ne veut divulguer sa fourchette de prix pour la saison 2020. Une chose est cependant certaine, les prix seront plus bas. «Le prix à quai va être diminué par rapport à l’année passée, c’est garanti, confirme le patron de l’AQIP. Il n’y a pas de cachette! Les deux parties le reconnaissent. Il n’y a pas de marchés! Tout le monde est dans le même bain!»
«Les prix qui circulent ne permettent même pas aux pêcheurs de couvrir leurs frais», déplore Patrice Element. «Il n’y a personne, ni les pêcheurs ni nous, qui veut partir à la pêche ou transformer sans savoir qu’il va y avoir une certaine rentabilité», corrobore Jean-Paul Gagné.
Des propositions ont été déposées par les pêcheurs auprès des transformateurs. L’Office des pêcheurs est en attente d’une contre-proposition à sa dernière offre. «Les négociations sont amorcées, mais on est loin d’une entente», estime M. Element. Une audience publique pour un arbitrage était prévue le 21 mai et l’AQIP a demandé qu’elle soit repoussée au 28 mai.
DEMANDES D’AIDE FINANCIÈRE
Selon Patrice Element, les pêcheurs envisagent déjà des scénarios dans l’éventualité où il n’y aurait pas de saison de pêche. Des demandes d’aide financière ont déjà été adressées au fédéral et des représentations ont été faites auprès de certains gouvernements provinciaux. «On est en attente de réponses», fait savoir le directeur de l’OPCGG. Du côté des travailleurs d’usines, Jean-Paul Gagné compte sur les programmes annoncés par le gouvernement Trudeau, dont notamment en matière de subventions salariales. «Personne ne veut laisser le monde dans l’embarras pour l’hiver», souligne le directeur général de l’AQIP.
EFFETS DE LA CRISE
La crise actuelle risque d’avoir des effets néfastes pour les années à venir. «Que ce soit sur le plan des pêches ou comme citoyen, on va avoir des séquelles pendant plusieurs années, prévoit M. Element. Mais personnellement, je pense que sur le plan de la crevette, ça devrait se rétablir en tout ou en partie d’ici six mois ou un an.»
- Gagné soutient que la crise que traverse le secteur de la crevette nordique n’est pas nouvelle. Elle est causée par l’abondance du crustacé sur les marchés et par la concurrence, dont celle créée par la crevette d’élevage et la nouvelle crevette sauvage d’Argentine, qui est très populaire dans les épiceries. Il croit cependant que la crevette nordique, par son goût, surpasse toutes les autres sur le marché mondial.
Si l’on en croit M. Gagné, la crise causée par la pandémie de COVID-19 n’est pas un enjeu pour le secteur de la transformation de la crevette. «Il n’y a aucun problème avec ça. On est tous prêts. On l’était autant pour le début du crabe que de la crevette. Tout le monde a un protocole et tout le monde s’est conformé.»
GASPÉ-NORD – page 11 – Volume 33,2 Avril-Mai 2020